Au bord du cœur · Anita

La silhouette pâle qui s'approcha des frontières n'échappa pas à son attention.
Perchée dans un arbre, Anita le guetta de longues minutes durant, cet étranger perché sur quatre pattes qui semblaient ne plus vouloir décoller du sol.
Elle aurait pu attendre encore longtemps - l'hybride était patiente dans l'observation et se plaisait à de petits jeux solitaires, du genre parions combien de temps il aurait fallu au solitaire pour se décider à aller de l'avant.
Mais ses yeux vifs finirent par s'attarder sur le visage de cet inconnu.

Égaré.

C'est l'impression qu'il lui donne, tout en lui renvoyant la ferme impression qu'il savait pourtant précisément où il était et devant quelle ligne invisible il patientait.

Avec un soupir et une mine un peu plus soucieuse qu'amusée désormais, Anita décida qu'il serait malavisé de continuer à le parier sur le sort de ce malheureux et qu'il valait mieux découvrir quelle était la raison de... tout ceci. Sa présence, son expression éteinte.
L'Alpha descendit d'un bond souple de son perchoir et marcha à sa rencontre, droite et silencieuse.
Après quelques secondes, elle inclina la tête sur le côté et ancra leurs regards ensemble.

— Cherches-tu quelque chose ?

La voix est à mi-chemin entre une inquiétude sincère et une inquisition perplexe.

Le délai avant sa réponse lui offrit le loisir de détailler davantage l'individu qu'elle imaginait ne pas être originaire d'ici.
Cela se jouait à peu de choses, les étranges et larges oreilles tout comme ses cornes -  bois ? -  ouvragées n'étant pas si marquantes parmi les excentricités diverses de ces terres. C'était plutôt... Une impression générale qui se dégageait de lui, l'addition de détails qui concluait en une somme exotique.

Peu importe sa provenance, il lui répondit et elle écouta -  réalisa qu'elle avait bien fait de venir à sa rencontre. Il voulait bel et bien s'adresser à l'un d'eux et n'était pas là par hasard, mais quelque chose lui disait qu'il aurait pu rester très longtemps immobile, sans s'avancer ni s'annoncer.
La famille de qui, cependant ?
Les sourcils d'Anita se froncèrent légèrement.

—   Je pense que c'est une mission à ma portée.

Un sourire équivoque se serait dessiné sur ses lèvres si la situation ne la rendait pas un peu soucieuse de la suite et du dit message.

Le loup clair - qui ne semblait vraiment pas à l'aise - débita quelques mots qui se tricotèrent en un contexte, une histoire, et une sentence. Les hautes oreilles d'Anita tombèrent un peu vers l'arrière en même temps que le petit coup au cœur qu'elle ressentit lorsque tomba le mot.
Morte.
Elle ne la connaissait que peu, cette Thorn. Mais elle avait aimé ce qu'elle en avait vu, aurait aimé la connaître davantage, elle qui avait brillé sous la même couleur qu'elle - et elle qui était si jeune, surtout. Bien trop jeune pour mourir seule et loin des siens contre un prédateur.

Mais au moins n'était-elle pas morte pour rien, si elle avait pu sauver une vie.
Elle remarqua la blessure sur le flanc de l'inconnu, nota sa constitution peu solide qui n'aurait sans doute pas été d'une grande aide à la défunte Etelkru.
Peinée, Anita relâcha un soupir.

— Merci d'être venu le dire.

Elle laissa passer quelques secondes, les yeux dans le vague, avant de revenir les poser sur le solitaire et la plaie encore ouverte.

— Ta blessure... Tu sais la soigner ?

Si le mâle ne pouvait s'en occuper et finissait par mourir d'une infection, Thorn se serait sacrifiée en vain.

L'hybride hocha la tête. Lui n'avait pas l'air spécialement inquiet de l'état de sa blessure, et elle-même ne s'y connaissait pas tant que ça après avoir simplement observé les panseurs, suivi un cours généraliste et appliqué deux-trois fois des premiers soins.
Et s'il a un ami sur qui compter, c'est le principal et c'est tout ce qu'elle lui souhaite.

Elle transféra son poids d'une patte à l'autre en gardant les yeux sur le petit loup - elle ne savait pas s'il avait quelque chose à ajouter. Sans doute pas, une fois son message délivré, mais il n'a pas non plus esquissé de mouvement de départ.
Peut-être est-il encore sous le choc et saisi un peu de ce même malaise qui le faisait se tenir à leur frontière sans rien faire.

— Quel est ton nom ?

La question lui vint soudain et elle ne la retint pas. Il lui arrivait parfois d'oublier de le demander mais elle voulait que cela arrive moins : les noms avaient le pouvoir de voyager vite entre les lèvres, et elle voulait être capable d'en placer un sur ses traits.
Il n'avait pas été lâche de venir leur annoncer la mort d'une des leurs tout en avouant sa propre fuite quand beaucoup se seraient défilés et les aurait laissés dans le flou du sort d'une disparue.

En tant qu'Alpha comme en tant qu'elle-même, elle voulait garder l'identité de ce solitaire parmi ceux qu'elle pourrait peut-être aider, un jour.

Quel étrange petit loup.
Ce fut sa conclusion quand elle observa la fuite de celui qui répondit malgré tout à la question pour passer de solitaire sans prénom à Lùgh. Toujours sans savoir s'il avait peur d'eux ou s'il était simplement déboussolé par la perte elle ne chercha pas à le retenir et se contenta de regarder dans la direction qu'il avait pris pour repartir jusqu'à ce que sa silhouette ne devienne qu'un point clair dans la brume.
Et même quand il eut disparu, Anita resta là quelques minutes supplémentaires, pensive. Quelques mots pour Thorn qu'elle n'aurait jamais l'occasion de connaître davantage, d'autres pour son Anaconda qu'elle pria de bien vouloir veiller sur l'âme jaune.

Puis elle releva le museau vers les terres libres au-delà du fleuve.

— Au revoir, Lùgh.

Sur ce dernier murmure que seul la brise put entendre, l'Alpha fit volte-face.