Cœur de feu - Solo & Libre.

Aucun des livres qu'Anita avait feuilleté ne recelait l'illustration dont elle avait souvenir.
Cela faisait quelques semaines que la louve s'attelait à ouvrir chaque ouvrage qu'elle voyait traîner dans le Castel, mais impossible de remettre la patte dessus. Et impossible également de se souvenir du titre, de la couverture - de quoi que ce soit à part cette image de lanternes relâchées dans les cieux. Peut-être avait-il fait partie des livres ramenés à la bibliothèque Nakhus entre temps. Et si sa motivation lui permettait sans problème aucun de s'atteler à la tâche de débusquer et vérifier tous les livres éparpillés sur leurs terres... La simple idée de devoir se confronter à l'immense et entière bibliothèque des Nakhus pour retrouver cette image était au-delà de ses forces. Et du temps qu'elle pouvait allouer à la tâche.

Alors l'hybride n'avait pas réfléchi beaucoup plus longtemps : elle passerait à la seconde solution, celle de recréer l'illustration du mieux qu'elle le pouvait.
Contrairement à ses habituels croquis, bâclés et généralement peu consciencieux, Anita voulait cette fois-ci voir les choses en grand - et les accomplir avec application. Aussi ce dessin ne trouverait place sur une petite feuille tachée de son vieux carnet : pour la tâche qui l'attendait, elle s'était trouvée un large et beau support.
Autre exercice de patience : elle comptait se forcer à étaler sa production sur plusieurs jours afin de réaliser les étapes sans les précipiter et de travailler ses traits qui cette fois-ci ne seraient pas de charbon, trop prompt à s'étaler partout et à s'effacer, mais d'encre. Elle voulait sa copie la plus proche possible de cette image originale dont elle gardait le souvenir émerveillé. Et pour que dans la même logique elle puisse retranscrire l'ambiance que communiquait la scène griffonnée... Il lui faudrait des couleurs.
Rien de plus aisé quand dans sa richesse, la Moere regorgeait de tout le nécessaire.
Terres colorées en diverses teintes d'ocre et pétales de fleurs écrasés pour réhausser sur du jaune ou du orange constituèrent sa palette.

Et ainsi, après l'encre noire qui dessina la silhouette de ses lanternes, ses pâtes de couleur les animèrent du feu qui les rendait belles et brillantes sur le ciel bleu sombre.

La louve passa quelques jours supplémentaires à retoucher l'illustration revenue à la vie depuis ses souvenirs, par petites touches d'encre ou de couleurs selon ce qui n'avait pas tenu dans le temps. Une fois satisfaite - et suffisamment atteinte dans sa patience pour ne pas désirer continuer de s'acharner eternellement sur le résultat, Anita devait passer à la seconde étape. Peut-être bien la plus importante.
Celle de créer les lanternes en vrai.

Une étape de croquis fut là aussi nécessaire : sur de plus petites feuilles, la Prêtresse put décharger l'énergie nerveuse qu'elle avait retenu tout ce temps pour travailler avec minutie sur le dessin en griffonnant cette fois ses idées à grands traits vifs et imprécis. Elle voulait conceptualiser pour réfléchir à plusieurs moyens d'arriver à ses fins, poser ses idées sur le papier pour servir de modèle et éventuellement, plus tard, de notice détaillée pour recommencer.
La louve ne se considérait pas aussi douée à ce sujet que ne l'étaient Dez ou quelques autres loups brillants capables d'inventer d'ingénieux systèmes en quelques essais. Eux étaient des génies de l'immédiat, les idées fleurissaient et aboutissaient dans leurs esprits en l'espace de quelques minutes et bien souvent, c'était réussi.
Mais pour cette fois, Anita se pensait capable de réussir l'exercice sans trop de difficultés et sans devoir recommencer une dizaine de fois. Déjà parce que la réalisation à laquelle elle prétendait était relativement simple, il fallait se l'avouer ; et ensuite parce que tout le temps passé à faire son dessin avait été autant de temps dédié à une réflexion préliminaire engagée en tâche de fond pour préparer ce moment.

Ses différentes idées établies en croquis terminées, Anita n'avait plus besoin que de divers matériaux pour se lancer pour de bon.
Pour chaque partie, elle avait réfléchi à plusieurs alternatives pour trouver la meilleure. Le corps de la lanterne se devait d'être léger : pour cela, elle avait rassemblé les feuilles les plus larges mais fines de la Moere, collecté des papiers et même quelques tissus légers. Le tour solide qui devait constituer le socle lui demanda davantage de recherches quant au matériau qui serait le plus adapté : elle jeta son dévolu sur des os de côtes de lapin à assembler en cercle, sur du bois tressé et sur un bout de fer malléable à tordre comme elle le pouvait.
Restait ensuite ce qui serait le cœur battant de la lanterne. L'endroit où trônerait la flamme. Dez faisait vivre la bougie dans des petits récipients et idéalement, Anita souhaitait que sa lanterne se contente de les transporter et de les élever vers les cieux en l'état ; mais elle n'excluait pas la possibilité d'un ensemble trop lourd pour voler et avait rassemblé quelques bandelettes imprégnées de cire pour s'essayer à un autre genre de foyer pour la flamme, au cas où.

Il lui semblait qu'elle avait pensé à tout.
Et maintenant, allongée à l'extérieur dans un coin reculé des abords du Castel, isolée dans l'une des nombreuses aspérités des falaises qui l'abriterait un peu du vent... Anita n'avait plus qu'à mettre un peu d'ordre mental dans tous ces matériaux et croquis étalés autour d'elle.
L'une de ses pattes aux longues griffes vint appuyer sur ses tempes alors qu'un soupir quitta sa gueule. Pour cela non plus, elle n'était pas très douée. Devoir trouver par où commencer, comment procéder pour ne pas se tromper et ruiner ses préparatifs... Il s'agissait d'un mode opératoire qui lui était presque inconnu, elle plutôt familière à l'idée d'explorer une idée par le premier fil qui lui venait, quitte à faire demi-tour plus tard pour prendre une autre piste.
Mais pour cette fois-ci, elle ne pouvait se permettre de céder à l'approximation après tant de préparatifs. Ses ressources étaient limitées et ne supporteraient pas de trop nombreuses erreurs.

Prise d'une soudaine et rarissime bouffée d'angoisse à l'idée de véritablement rater, la Prêtresse fit en sorte de souffler quelques secondes, les yeux clos, calmant ses idées en ébullition.
Quand elle les rouvrit, elle posa la patte sur un des croquis et s'interdit de se poser encore trop de questions.

Il fallait se lancer, démarrer quelque part.


Alors elle prit d'abord les feuilles de la Moere et d'une aiguille que sa gueule maniait avec peu d'adresse - c'était très différent d'un bout de charbon, elle commença à les coudre ensemble jusqu'à former un ballon qu'elle rapprocha le plus possible de la forme cylindrique évoquée sur les images.
Pour aller avec ce tissage sur le thème de la Moere, les bouts de bois furent utilisés, noués ensemble jusqu'à former une base circulaire au ballon végétal.
Pour soutenir le récipient... D'autres branches fines trouvèrent place dans sa gueule, courbées de sorte à épouser la forme d'un bol, qu'elle attacha au cercle.

L'ensemble lui prit un temps qu'elle ne put quantifier que par la progression du soleil dans le ciel et estima à plus d'une heure. L'hybride dut s'y reprendre à plusieurs fois, manqua de perdre patience à quelques reprises, mais la première lanterne test était née.
Imparfaite, pas très proche des croquis... Elle avait au moins le mérite d'exister, et Anita sentit un sourire lui revenir et gonfler un peu sa poitrine.

Venait le moment de vérité.

Le moment de créer une étincelle et de gonfler d'air chaud le corps du ballon de feuilles.
Regagnée par l'impatience plutôt que par le doute, Anita s'empressa de placer un bol empli de cire duquel sortait une petite mèche et d'un kit de feu emprunté pour l'occasion, l'alluma.

Un crépitement envoya quelques étincelles dans les airs, la flamme naquit et embrasa la mèche, la chaleur dégagée réchauffa le bout de son museau et commença à gonfler la lanterne. Anita retint un peu son souffle, craignant que l'enveloppe comme le bois ne prenne feu malgré ses précautions à les couvrir d'une très fine couche de boue et de poussière.
Mais rien de ce genre ne passa et la lanterne se dressait de plus en plus, prête à prendre son envol. Une poussée se fit sentir et son cœur bondit un peu : elle ne retenait sa création plus que d'une griffe à sa base et elle avait l'impression de voir un enfant quitter le foyer familial.
L'émotion lui fut étrange, mais elle eut pour toute réponse la seule chose à faire. Le laisser partir.

Sa patte se retira, et la lanterne fut libre.
Si elle tangua un peu, maintenant aux prises de courants qui pouvaient la malmener... Elle ne tarda pas à s'élever à un bon rythme, relativement stable, frémissant doucement mais déterminée dans sa montée.
Les yeux d'Anita d'abord emplis d'incredulité ne tardèrent pas à étinceler. Elle avait réussi. Du premier coup ! Et sa fière lanterne porteuse des couleurs de la Moere côtoyait maintenant les cieux qui s'assombrissaient.

Le nez levé vers le firmament et le museau barré d'un large sourire, l'Alpha observa cette aventure céleste avec un contentement non dissimulé. Le bout de sa queue remuait de gestes allègres.
La conception de cette lanterne était probablement la plus incertaine de toutes. Certains des matériaux étaient lourds, il s'agissait de sa première et elle était criblée de défauts. Elle s'était attendue à assister à une chute plus ou moins précoce et catastrophique de la lanterne et elle aurait étudié les points qui auraient le plus fait défaut afin de les améliorer.
Mais au lieu de ça l'objet continuait sa nouvelle vie en altitude et semblait prête à aller au bout du monde.
Cela voulait dire que les suivantes ne pourraient qu'être meilleures, que si son plus mauvais prototype excellait déjà à la tâche les autres n'auraient que davantage de qualités.

Alors quand elle finit par arracher son regard des cieux, dans lesquels la lanterne se faisait tâche de plus en plus petite, ce fut pour immédiatement replonger dans ses préparatifs avec un enthousiasme débordant.
Elle attrapa à la volée un bout de charbon pour entourer le schéma de la lanterne fonctionnelle d'un cercle de la victoire et attira à elle un autre type de feuille. Ce qui lui plaisait le moins dans sa conception actuelle était, malgré son amour pour ce rappel à la Moere, que les feuilles d'arbre occultaient trop la lumière qui émanait du cœur de feu. D'autant qu'ils seraient colorés par les poudres de Dez et qu'il fallait pouvoir distinguer de loin la teinte des bougies.
Les papiers légers avaient l'avantage de se rapprocher de la structure des feuilles d'arbre tout en étant bien plus neutres et même un peu transparents.

Alors elle recommença et s'attela à appliquer une couche légère de poussière sur le papier avant de le coudre dans cette même forme cylindrique, plus adroite après l'échauffement de la première lanterne, plus précise grâce à la motivation de sa précédente réussite.
Le reste demeura inchangé dans l'idée mais perfectionné dans la réalisation et après quelques dizaines de minutes de labeur, une seconde lanterne était prête.

Anita accorda un petit sourire satisfait à cette nouvelle réalisation et ne s'arrêta pas en si bon chemin.
Nouveau crépitement, nouvelle flamme.
À nouveau la mèche s'embrasa et l'air chaud gonfla les flancs clairs de la lanterne.
Et comme la première elle s'éleva vers les cieux, bien plus fière, brillant de la lumière conférée par son cœur enflammé. Il ne manquait plus que d'imaginer plusieurs de ses consœurs flottant à ses côtés... Et la scène serait si proche de l'illustration.
Reposant sa tête sur ses pattes, la louve profita des minutes suivantes à simplement observer la seconde lanterne dériver à son tour, lancée dans la même trajectoire que la précédente et plus stable encore que celle-ci.

Le coin des yeux plissés sur un sourire, ce ne fut pas pour s'essayer à d'autres conceptions qu'Anita cassa ensuite son immobilisme afin de se saisir à nouveau de son matériel.
Le résultat actuel lui covvenait et elle ne voulait pas prendre le risque de passer du temps à faire quelque chose de trop différent qui ne fonctionnerait peut-être pas aussi bien : les lanternes s'amelioreraient surtout grâce à sa pratique répétée pour les faire.
En revanche, il lui fallait maintenant réaliser un trio qui ne serait lui pas destiné à s'envoler tout de suite.

De ses doigts désormais assurés la Prêtresse réitéra ses gestes pour bâtir trois nouvelles structures, soigneusement, concentrée à ne pas faire d'erreur.
Il ne manquait maintenant qu'une touche finale...
Du bout d'une griffe, Anita traca sur chacune des trois lanternes un symbole différent dans la couleur qui animerait leurs flammes respectives.
Le symbole qui avait été gravé sur la cire, celui qui une fois dans les cieux ne se verrait plus. Alors pour qu'elles soient bel et bien Reines des cieux, et que leur cœur brûlant batte parmi les étoiles, il leur fallait bien affirmer haut et fort leur identité.

Étoile, vague et chauve-souris prirent place sur le papier, en teintes vives et à une taille suffisante pour longtemps les voir une fois que s'entamerait leur chemin céleste.

Qui ne débuterait pas ce soir.

Quand elle reposa cette fois-ci ses pattes au sol, elle en avait bel et bien fini pour le moment, et laissa filer le temps en jetant des regards successifs vers la silhouette presque effacée de la lanterne partie en voyage, et les trois qui un jour la retrouverait peut-être au bout du monde.