Like a lion in a cage - Miraj.

De toutes les choses qu'elle avait à faire une fois son glowstick obtenu, il y en avait une qu'elle ne pouvait plus retarder davantage. Trop de temps s'était même déjà écoulé.
Elle avait pourtant déjà eu les pattes au bord de l'eau, à deux reprises, debout sur le rivage à contempler la bosse que formait l'Atoll à quelques temps de nage. Mais jamais Mildred n'avait trouvé le courage d'effectuer cette traversée seule et chaque fois elle rebroussa chemin. Le mélange qui la paralysait n'était pas très clair mais se formait autour des restes de traumatisme subit non loin d'ici, injectant dans son esprit les images de loups monstrueux émergeant des flots pour la noyer, ainsi que de cette éternelle voix qui la dissuadait souvent de bien des choses et la soumettait à des stratégies d'évitement.
Celle qui lui disait qu'elle n'était pas assez et qui ces fois là avait réussi à la convaincre que sa nièce vivrait une bien meilleure vie sans elle, qu'elle était ridicule et n'avait rien à lui apporter, que lorsque Miraj - et Isrâ - la reverraient et ne verrait chez elle rien d'amélioré, la petite louve comprendrait qui elle était vraiment et se dessinerait sur son visage juvénile le rictus suffisant qui avait habité les babines de l'âme plus âgée qui partageait son corps.

Mais aujourd'hui, Mildred accomplirait cette traversée.
Sa réussite auprès de la Tigresse lui donnait l'élan et la force dont elle avait manqué pour repousser les attaques sournoises de son propre esprit, et la rancœur ranimée par le sort d'Elely motivait ce qu'il fallait de possessivité et d'indignation pour qu'elle ne veuille plus laisser les mois s'écouler sans savoir ce que devenait la dernière partie de sa famille sur ces terres.
Elle ne pourrait vivre avec la culpabilité d'avoir été passive sur cette dernière chance.

Ainsi posa-t-elle les griffes dans l'écume avec la ferme résolution de ne pas cette fois se défiler, le museau levé vers ce qui n'avait pas été là les dernières fois.
Un ciel noir mais silencieux qui ne ressemblait à aucun orage qu'elle ait eu l'occasion de voir.
La louve l'avait repéré sur le chemin des côtes tant cet amas de nuages pouvait se voir de loin et elle avait pressé le pas, l'estomac serré d'un mauvais pressentiment. Depuis combien de temps existait cette perturbation ? Mildred ne regardait presque jamais vers le sud et n'avait que rarement une vue dégagée sur les mers de ce côté du continent. Peut-être que cela faisait des jours - ou plus ? - et qu'elle n'avait rien remarqué.

Dans tous les cas, c'était une motivation de plus à rejoindre cette île pour honorer la promesse qu'elle fit à l'enfant, qui devait maintenant être jeune adulte.

L'océan l'accueillit dans une éclaboussure et Mildred se hâta de traverser aussi vite que possible, émergeant sur la plage un peu haletante, mais envahie d'un agréable sentiment de soulagement - et de victoire - d'avoir enfin accompli cet effort. Une bourrasque venue des flots s'engouffra dans son poil mouillé et la disciple de Moiro frissonna, dardant un nouveau regard aux sourcils froncés sur l'orage au-dessus de l'île. Il ne semblait montrer aucun signe d'affaiblissement... Ni même d'aggravation.
C'était une tempête qui n'évoluait pas, qui stagnait, et qui plongeait cette partie de l'atoll dans une atmosphère froide et morose en la privant de soleil.

La louve s'ébroua et entreprit de trotter à la recherche de sa nièce, inquiète - il y avait bel et bien des fragrances qu'elle pouvait lui reconnaître, mais une autre odeur forte étouffait tout le reste et fonçait son museau.

Au plus vite elle la verrait, mieux elle se porterait.

Et alors que montait la tension de ne pas parvenir à saisir indice plus tangible qui l'aiderait à remonter sa trace, alors qu'elle sentait sa poitrine se serrer d'un mélange d'angoisse et de frustration... Elle la vit.

Elle fut peut-être autant surprise que la jeune louve tant elle avait commencé à se faire à l'idée de devoir s'enfoncer dans cette jungle obscure pour pouvoir la débusquer.
Mais non, c'était bien Miraj qui se tenait là, patte sur la poitrine et ses beaux yeux bleus devenus ronds.
C'était bien de sa gorge que sortirent les mots qui dans son cœur se plantèrent avec douleur, quand bien même elle n'y entendait pas l'acidité et les reproches qui auraient pourtant pu - non, du - s'y trouver.

Mildred déglutit et demeura immobile quand sa nièce acheva de parcourir la distance les séparant avec un visage radieux et un pas léger. Et quand celle-ci vint poser son poitrail contre le sien elle accueillit le contact avec réciprocité, d'une patte qui se leva pour se reposer autour des épaules fines et d'une tête qui effleura la sienne.
Mais son regard s'était fait un peu triste et le museau s'était baissé vers le sable de la plage alors qu'elle chercha ses mots quelques secondes durant.

—   J'ai... J'ai voulu venir plus tôt, mais je manquais encore de force. Je n'aurais pas dû tant te laisser dans l'attente, celle-ci a été l'un des fléaux de ma vie. Je m'excuse... À vous deux.

Elle tenta un sourire peiné en relevant ses yeux pâles à la rencontre des prunelles bleu glace.
Pardon à la nièce qu'elle avait découverte bien plus aimante qu'eux n'avaient jamais pu l'être mais ne méritait pas pour autant d'être éprouvée dans sa confiance.
Pardon à l'adelphe pour qui elle avait déjà été trop absente, pour qui les mois puis les années d'attente et d'égarement ne menèrent qu'à une perdition mutuelle.
Elle ne pouvait que s'imaginer son amertume à avoir de nouveau constaté son absence malgré les mots échangés et une relative paix retrouvée, mais heureusement, ce n'étaient pas à des yeux ambrés et emplis de jugement qu'elle se confrontait aujourd'hui.

Les mots du pardon avaient toujours été durs à formuler et à offrir, eux qui lui brûlaient la langue autant qu'un merci ou un je t'aime le pouvaient, sans qu'elle ne soit capable de s'expliquer le pourquoi.

Mais face au regard de sa nièce, face à celle qui avait insufflé du renouveau en elle et avait bien voulu partager un peu de cette vie qui avait ressuscité son corps... Elle se sentait capable de les trouver, ces mots.
Parce que Miraj était un dernier fragment de sa famille qu'elle n'aurait jamais espéré trouver et qu'elle ne voulait pas perdre.

Et elle parvint à se redresser un peu plus, Mildred, se sentant soulagée d'avoir réussi à dire cela - et fière aussi d'étendre un peu son cou pour y montrer le rose qui y brillait.
La seconde étape du renouveau qui s'était inscrite dans l'engrenage, ce qui lui avait insufflé ce qui lui manquait encore de force.
Elle espérait que tant Miraj qu'Isrâ seraient heureux, eux aussi, de sa réussite. Du reste... La louve se recula pour se concentrer davantage sur le corps qui s'était métamorphosé en l'espace d'un peu plus d'une année, un sourire léger revenu sur les lèvres.

—   Comme tu as grandi ! Tu es devenue si belle.

Deux doigts attrapèrent quelques mèches échappées du chignon - ce chignon qui lui rappelait tant le sang qui coulait en commun dans leurs veines - de la ravissante jeune fille qui n'était plus une enfant pour les lisser avec délicatesse.
Avec la même tendresse ses griffes s'egarèrent ensuite à tracer les zones sombres de son poil framboise, celles qui s'étaient étendues depuis la première et dernière fois qu'elle l'avait vue, avant ses un an.

Elle les avait remarqués, ces subtiles changements. Elle aussi avait subi le marquage de la première année, de la même manière que Mildred perdit la vivacité de son regard vairon pour le voir devenir argenté en même temps que ses cheveux carmin s'étaient striés de mèches blanches.
Chez Miraj, l'ensemble était devenu d'un rose plus foncé, ces marques noires avaient envahi les traces plus claires.

De quelle autre facette de cette étrange et inconsistante affliction familiale avait-elle hérité ?

La façon dont Miraj balaya ses excuses aurait dû lui faire plaisir, la rassurer. Sa nièce n'avait pas été blessée du temps qu'elle mit à revenir.
Pourtant... Elle se pinça les lèvres et déglutit avec difficulté en sentant un goût amer et familier lui remonter au fond de la gueule.
Elle ne manquait pas à grand monde, pas même à la dernière représentante de leur famille. Mais comment lui en vouloir ? Isrâ lui avait probablement soufflé que c'était bien inutile, de l'espérer. Qu'elle n'était pas une louve forte et fiable. Qu'elle ne méritait pas que l'on gaspille trop de pensées à son égard. Qu'elle arrivait toujours trop tard.
Sa gorge se serra et une tension s'empara de ses muscles, qu'elle tenta de chasser en enfonçant plus profondément ses doigts dans le sable et en y jouant de ses griffes. Elle n'avait pas le droit de penser comme ça. Miraj était forte d'être en cela si différente d'eux -  elle menait sa vie en tant que protagoniste, pas en figurante qui se laissait traîner derrière.

Et sans doute qu'au fond, Mildred l'enviait un peu. Beaucoup.
Quel genre de louve aurait-elle pu devenir, si elle avait su ainsi s'épanouir ? Quelle vie aurait-elle menée ?

L'absence de reconnaissance du glowstick qu'elle présenta fut un nouveau coup au cœur, mais la louve remarqua les quelques larmes qui perlèrent dans les yeux pâles de sa nièce et la façon dont elle se soustrait à l'éclat - ainsi fut-elle prompte à se raccrocher à cette excuse. La lumière trop directe semblait l'incommoder et Mildred ramena sa tête contre son cou, de sorte à ce que la fourrure de son encolure dissimule en grande partie le joyau rose.
Au moins les compliments sincères qu'elle lui fit eurent son effet. Son visage crispé se détendit jusqu'à ce qu'un sourire discret y naisse, et même plus, lorsqu'au rire si vivant de Miraj l'un des siens, plus bref et discret, répondit. Il semblait qu'il n'y avait que la joie de vivre de Miraj pour savoir les faire renaître, ces quelques fragments. C'était vrai, que leur famille était belle. Aucun des êtres nés de leur sang proche n'avait été disgracieux. Et alors que la petite louve framboise déjà bondissait pour lui faire visiter son royaume, Mildred lui emboîtant le pas avec les restes de sourire sur les lèvres, elle fronça en même temps les sourcils, concentrée sur les derniers mots prononcés.
Nos enfants ?
Sa nièce, si jeune et si nouvelle dans cette vie, pensait déjà à la transmettre ?
Serait-elle bientôt... Grande tante d'une famille déchue qui malgré tout, recréait quelques filons pour survivre ? Elle ne savait pas vraiment comment elle se sentait vis à vis de cette information.

Et elle, en voulait-elle, des enfants ?

Mildred secoua la tête pour chasser un nouveau malaise qu'elle sentait prêt à s'installer et accéléra sa foulée pour garder le rythme dynamique de la jeune demoiselle. Rapidement, elle finit par se remémorer l'un des sujets qui la tracassait en l'instant présent lorsqu'au détour d'un regard perdu sur les cieux elle revit le lourd et silencieux orage qui persistait au-dessus de l'atoll.

—  D'où vient cette étrange tempête ? Je n'ai jamais rien vu de tel.

Et elle n'en aimait pas l'apparence, qui instaurait une certaine angoisse dans ses entrailles.
Mais Miraj, elle, ne semblait pas le moins du monde être perturbée par cette anomalie qui menaçait.

Ce fut encore une fois avec légèreté que Miraj rebondit sur le sujet, les traits toujours joyeux et la voix chantante quand ceux de la tante étaient tirés par l'inquiétude.
Comme une actrice sur scène, sa nièce s'épanouissait en gestes pour lui conter l'émergence de cet orage et malgré cette joie de vivre, l'équivalence chez Mildred se trouvait une fois de plus sous forme de blocs de glace qui alourdissaient son ventre. C'était à cause de mots - la mention d'un oncle, d'abord, qui la fit un peu chanceler tant elle fut prise au dépourvue et que des souvenirs et des images indésirables brusquement envahissaient ses pensées.

Non, c'était impossible.
Il ne lui fallut pas plus de quelques secondes pour chasser ces idées absurdes. Ce n'était pas quelqu'un de sa famille qui aurait pu créer tel phénomène météorologique. Cet Oncle qu'elle mentionnait était une notion floue qu'elle sentait entourée de quelque chose qui n'était pas tout à fait net.
Décrire la tempête comme magnifique puis mentionner un voyage dans l'Au-Delà acheva de nouer ses entrailles et d'envoyer des frissons le long de son échine.

Elle était si enthousiaste de tout cela, sa jeune nièce, si pleine de vie. Ce visage angélique et ce corps élégant lui avaient fait oublier quelque chose d'important à son propos.
La Mort et elle étaient intimement liées.
Cette enfant née d'Isrâ avait été plus longtemps inerte que debout sur ses pattes.

Un peu chancelante suite à toutes ces révélations, Mildred profita de la pause que Miraj prit elle aussi pour tenter de rassembler ses pensées et de calmer son cœur emballé.
Sur son visage livide elle fit renaître un sourire et prit la parole d'une voix un peu faible et perdue.

—   L'Au-Delà ?... Et... Comment était-ce ?

La louve déglutit, se retenant de poser les questions qui lui brûlaient les lèvres.
As-tu pu y revoir les membres éteints de notre famille ? Leur parler ?

Est-ce qu'Isrâ était là, ou bien à jamais coincé en ton corps, pas tout à fait mort et banni de la vie ?