➼ Mon terrier

« C'donc là, qu't'étais pendant tout ce temps, ma Gathou. J'suis content, d'enfin pouvoir te revoir. »

J'ai appris que l'automne était là quand les morts me revinrent. Toujours dans mes environs, contents de trouver vivants qui les voyait et à qui ils pourraient parler. Je détestais l'automne pour ça, et l'interruption de ma solitude volontaire ne me fit pas le plus grand bien.
Le silence du terrier et son absence de vie me convenait bien plus que la vie de la surface.
Un soupir.
Ma voix est un grognement guttural, par manque d'usage.

« J'pensais pas que tu mangerais un jour les pissenlits par la racine, Papa. »

Ça fit émettre un petit rire à mon vieux daron. Au fond, ça m'serre un peu le cœur, de l'entendre. Et ça serre mes crocs, et ça mouille mes yeux, et putain que je crains de me retourner pour voir sa silhouette erratique, perdu de vue depuis... Depuis.

Depuis que je m'étais enfermé ici, avec la ferme conviction de n'plus jamais en ressortir.

Même si je ne tourne pas la tête dans sa direction, je finis par le capter dans mon champ de vision. Il marche parmi les rangées de plante que j'entretiens, jour après jour, mois après mois, années après années.
Les petites boutures sont devenues bourgeons, les bourgeons sont devenues fleurs, les fleurs ont fanées et je les ai replanté.
C'est un cycle que j'installe.
Pour rattraper des années d'exploitation.

Combien de temps, faudra-t-il, pour payer les sévices causées par mon ignoble espèce ?

« Ta mère avait fini par trop m'manquer. Il était temps que j'aille la r'trouver.
- Dit lui d'passer ici, si elle veut.
- J'y manquerais pas, ma chérie. »

Le silence se réinstalle entre nous. Est-ce qu'on a jamais eu grand chose à se dire ? Je finis par tourner la tête vers lui. Il frôle d'une patte erratique une des jeunes pousses.

« J'vois qu'tu as la main aussi verte qu'la mienne. Ça a du t'prendre beaucoup d'temps, j'comprends ton absence... T'sais, on t'a beaucoup cherché. On s'est beaucoup inquiété, aussi. T'es bien, ici ?
- Tu sais c'qui m'a mené ici ?
- Oui et non. On a vu, le sang et le désordre, chez toi. J'ai tout rangé, j'ai tout lavé, n't'inquiète pas pour ça...
- J'ai voulu buté quelqu'un, Papa. J'ai voulu buté quelqu'un et si je le recroise, je recommencerais. »

Ça fait dresser les oreilles de mon père. Ça crée un trouble dans son regard et dans le mien aussi.
Ma rage remonte le long de ma gorge.
Éclate un peu.

« J'exècre tous ces fachos, ces culs-bénits, ces connards de la mer. Vivre entouré de tueurs et de viandards me dégoute, ce monde me dégoute. »

Il s'est tourné vers moi, en face à face. Mon échine se redresse.
Il me dévisage quelques secondes.
Il n'y a pas de jugement, dans son regard. A peine un soupçon de peine. Il me comprend. Du moins le veut.

« Et c'est pourquoi c'est ici, loin de tous, que tu as fais ta place.
- Oui. Là où y a personne pour me faire chié. Là... Là où je rattrape le mal qui a été fait. C'était dévasté. »

Un peu comme moi.
J'crois que c'est pour ça, aussi, que j'avais eu besoin de m'y investir autant.
Mon père s'approche. Un contact froid de sa truffe sur la mienne me surprend.

« S'tu veux... S'tu veux, je peux te montrer comment tu pourrais irriguer tes plantes, en partant du lac, là-bas. »

Je tourne la tête. Les traits tirés. Les yeux mouillés.

« J'veux bien. »

C'est le cadeau qu'il me laisserait.
On a parlé, et on a réparé.
Un peu ce lien entre nous.
Un peu cet endroit qui en aurait toujours besoin.

Papa était parti, pour de bon, et c'est ainsi que je su l'automne achevé et l'hiver commencé.
Les saisons se déroulaient sans que je ne le remarque, ici. La seule indication des morts visibles lorsque les feuilles se mourraient elle-aussi me permettait de me raccrocher un peu au temps.

Nous avions irrigué ensemble une partie des plantes, traçant en partance de ce petit lac sous-terrain qui se remplissait grâce à qui coulait du plafond ou sinuait le long des murs, pluie ou fonte de la neige de la surface, le système qui nous le permettrait. De mes griffes abimées ou d'un cristal décroché de ma queue, je dessina de longues lignes dans la terre, pour mieux trouver les racines et les abords des plantes que j'arrosais jusqu'à présent jour à présent. Au fond fut placé moult pierres écrasées, pour ne pas laisser l'eau s'infiltrer à outrance dans la terre et ne parvenir jusqu'au bout de notre circuit, qui se voulait revenir au petit lac.
Je n'avais que peu de matériau, à ma disposition.
Le naturel primait.

L'objectif était de voir se répandre la pousse, d'augmenter la production des plantes, de ce fait, leur reproduction.
La cueillette n'est point ce que je désirais le plus.
Je ne mangeais que ce qui me permettrait de tenir une journée de plus.
Jusqu'au jour où j'accepterais de devenir compost pour ce que j'avais entrepris.
Pas encore.

Durant notre collaboration, où Papa me guida sur la taille des sillons, la façon dont il fallait en remplir le fond, ou sur le circuit à tracer, il me donna aussi nouvelles de la surface.
Prudy et Onyx avaient pondus des chiards, bien que Prudy ait laissé le rôle de les élever à sa copine. J'avais senti dans la voix de mon père toute l'affection qu'il leur portait sans pourtant avoir eu l'opportunité de les rencontrer.
Il ne disait pas opportunité, d'ailleurs. Il disait la chance.
Ted, lui, avait un p'tit ami, et comptait partir dans le Nord avec. Super lune de miel...
Ils semblaient vivres heureux.
Et tant mieux pour eux.

A ma façon, j'étais heureuse ici.

Pas un bruit.
Il fait silence.

En m'approchant de l'entrée du terrier, pour la première fois depuis des années (?), j’entendis le pépiement des hirondelles.
J'avais oublié.
A quel point j'aimais le chant des oiseaux.
Je crois qu'elles ont fait leur nid quelque part à l'entrée.

Et ça fit remonter la nostalgie.
Et ça me fit pousser un long soupir.

Je dû m'en détourner vite, pour soudain ne pas me souvenir de ce que j'aimais, à la surface.
Tout y était détestable.
Ces fachos, ces culs-bénits, ces connards de la mer...
Onyx et Prudy ont-elles repondus des chiards, Ted est-il revenu du Nord ?
Et Sakura, et Cloud ?

Putain.

Je sais pourtant à quel point la rage m'habitera toujours et que licorne, jamais je ne cogne ne sera plus jamais mon adage.

J'arrose les plantes loin du système d'irrigation.
Ça me change les idées.
Je songe à creuser un nouveau lac pour laisser l'humidité naturelle de l'endroit et les écoulements d'en haut le remplir, afin de me permettre de planter d'autant plus des espèces endémiques du terrier.

Cela m'occupera les mois suivants.

Cela fait prêt de cinq ans que je vis ici.
Je ne m'en suis pas vraiment rendu compte. Ou peut-être que si.
Je sens que j'ai vieillis, disons. Que j'ai maigris, aussi. Ma forte ossature se dessine sous ma peau ; je me suis contenté de peu depuis longtemps.
Le sacrifice de mon appétit, pour ne jamais trop prendre, comme on prit trop ici.

Ici n'est plus pareil.
Ici est plein de plantes. Les troncs abimés n'existent plus ; ceux morts devinrent copeaux éparpillés pour les plantes.
Ici est plein de cristaux. Dans l'incessante pousse des miens, je les brisa souvent pour les rendre à ce lieu.
Ici est chez moi.
Je l'appelle mon terrier, même si je le sais à cette entité.

« Etait-il comme ça, avant que les miens ne le profane ? »

C'est une question qui se perd dans le silence de l'endroit.
Je l'adresse pourtant à celle qui habite aussi ici, et que je n'avais plus croisé, comme je n'avais cherché à lui parlé.
Jusque maintenant.

Je sens la brise sur mon pelage.
C'est un effet étrange. Oublié depuis longtemps. Comme le chant des oiseaux, j'avais oublié à quel point il pouvait être agréable, d'en sentir la caresse.
Je tourne la tête vers ce qui aurait pu en être à l'origine, pour ne percevoir que les ombres et quelques lumières bleues. Elles se faufilent dans mes cristaux, et je suis leur progression.
Ça me fait remonter jusqu'à elle.

L'entité du terrier.
Elle me fixe sans hostilité.
Elle, qui m'aura laissé squatter ici tant d'années.

A cette question laissée sans réponse, j'en pose une nouvelle, en me retournant face à elle.

« Qu'est-ce que je peux encore faire. Pour rattraper tout le mal qui lui a été fait ? »

Je sais. Je sais que ça suffira jamais.
Qu'il ne faudra plus jamais qu'il s'ouvre, sous peine de se voir à nouveau profané.
Je voulais encore aider.
C'est un peu le seul sens que je trouvais encore à ma vie.
A mon terrier, me dévouer.

Je te regarde surgir un peu plus de l'ombre. C'est presque avec surprise, que je te vois aussi lupine. Dans une essence similaire à nos immondes divins, à qui tu ne ressembles pourtant pas.
Si de foi j'avais eu à accorder, j'en aurais eu un peu plus en toi. Mais j'en ai pas, de foi.
Seulement la volonté de voir renaitre la nature.
Seule force vénérée.

Et si tu m'réponds pas...
Tu me montres.
Tu me montres ces jeunes loups, qui trouvèrent refuge dans le terrier. Qui ont été perdus, et qu'elle a tâché de gardé en vie.
Et parmi ces trois...
Parmi ces trois il y a

« Ted. »

Je suis un peu soufflé. Son nom s'échappe en un souffle, de ma gueule.
Ted avait été trouvé au terrier, je le savais. Par Onyx.
Mais je ne pensais pas, qu'on s'en occupait déjà.
Je ravale ma salive.

Revoir mon frère, même en image, me donne une sensation étrange.

Mes yeux s'abaissent alors vers mes pattes, pour constater l'objet entre celles-ci. Il ne ressemble à rien, je m'en saisis pourtant. Le glisse dans mon sac, avec un hochement de la tête en guise de remerciement.

« Je vous le promets, que je vous ramènerais au moins un des trois. »

Celui que je connais, si bien.
Ma décision était prise. Mes derniers doutes levés.

Je sortirais du terrier.
Demain.