Aube d'un monde · Anita

Allongée non loin sur tronc abattu depuis des années et maintenant couvert de mousse, Anita surplombait les environs, un sourire aux lèvres.
Surplombait la hauteur qui correspondait à un monde de louveteaux, du moins. De tout jeunes louveteaux, qui déjà crapahutaient et se battaient pour s'émanciper autant que pour contrôler leur corps.
C'était sur l'une de ses filles qu'elle avait en cet instant braqué ses yeux améthystes, regardant avec attention et - grand - attendrissement ses tentatives à dompter la Moere. Sa fille qui gronde, grogne, piaille de sons qui piquent son cœur de milles aiguilles d'amour et repoussent chaque fois un peu plus loin les frontières de son sourire. L'absence de paroles n'était en aucun cas un frein à la compréhension des émotions fortes qui devaient piquer son jeune cœur : oh, qu'elle se souvenait de sa frustration au même âge de ne pouvoir encore parcourir l'entièreté du monde, et de sa joyeuse rage à vouloir tout conquérir !
De ses quatre merveilleux enfants, Valériane était peut-être celle qui lui ressemblait le plus.

Si elle lui laissait tout le temps et le loisir de découvrir par elle-même, Anita se trouva néanmoins poignardée - d'affection - par deux orbes d'un vert plus vif que les plantes de la Moere et n'avait d'autre choix que de venir au secours de sa petite fille.
Anita étira ses membres en se levant et en quelques grands et lestes pas fut arrivée à son niveau. Elle inclina la nuque en posant sur sa petite créature des marais couverte de boue un regard attentionné.

—   Eh bien, petite puce ? C'est pas facile ici, mh ? Mais je suis sûre qu'en essayant encore un peu, t'y arriveras.

Du bout du museau qu'elle glissa sous ses pattes arrières, elle vint soulever le poids plume pour lui donner nouvel appui et un peu plus de hauteur.
Pas de quoi accomplir l'effort à sa place, juste assez pour lui offrir un nouvel élan.

Au ronronnement de frustration qui roula dans sa fille, Anita retint un rire. Elle n'avait jamais vraiment fait attention, avant de l'accueillir dans sa vie, d'à quel point il était aisé de comprendre un autre être même sans partager des mots. Oh, il y avait bien eu des individus et des situations dans sa vie qui l'avaient tout de même encouragée à s'en rendre compte : mais avec sa fille, il s'agissait là d'un tout autre niveau.
Peut-être simplement parce que c'était sa fille, justement. Et qu'en tant que mère, il était normal qu'elle puisse poser des ressentis sur chaque son qui sortait de ce petit corps.
Sa valeureuse enfant finit par parvenir à ses fins en profitant du petit élan qu'elle lui donna tout en douceur, accompagnant son escalade d'un museau toujours présent pour la retenir en cas d'erreur.
Là, un cri de joie et d'accomplissement.
Cette fois-ci, Anita laissa éclater son rire de quelques notes joyeuses puis suivit du regard tout ce sur quoi Valériane posait ses propres yeux, si curieux et encore tout neufs.

Elle baissa l'encolure pour ramener son visage au niveau de celui de sa fille quand celle-ci lui porta encore une fois une attention interrogative.

— Veux-tu aller voir les grenouilles dans la mare ?

Du nez, elle pointa un peu plus loin l'étendue boueuse et les quelques nénuphars qui y formaient de minuscules îles paisibles.

Ce fut encore de l'enthousiasme qui accueillit sa proposition, et la petite louve s'élança sans peur du haut du - gigantesque, bien-sûr - tronc d'arbre. Anita suivit d'un regard attendri la trajectoire pas très assurée de sa fille qui ne maîtrisait pas encore ses ailes - le pourrait-elle un jour, avec les trous qui en décoraient la membrane ? - mais allait tout de même vaillamment de l'avant. Quelques secondes de "vol" plus tard, elle se planta tête la première dans la boue sous les yeux amusés de la Prêtresse qui savait très bien qu'elle se relèverait dans la seconde. Et en effet - un instant plus tard, la petite aventurière bondissait sans fatigue et sans relâche en direction de la mare, très motivée, et la mère lui emboîta le pas à un rythme plus tranquille. Valériane était encore un peu trop petite pour pouvoir faire la course avec elle - en deux ou trois foulées à son amplitude maximale, elle aurait déjà rattrapé et dépassé sa fille.
Les regarder jouer et découvrir la Moere lui rappelait tant sa propre enfance. Elle se voyait elle-même dans l'exaltation sincère de Valériane pour toute chose - mais elle voyait aussi sa sœur, forgée de la même énergie fougueuse, luttant à chaque instant de sa jeunesse pour apprivoiser ses larges et encombrantes ailes.
Arrivée à la mare, sa fille eut le réflexe de s'aplatir en se glissant sur la vase qui bordait l'étendue d'eau - et ponctua son acte d'un nouveau petit son d'expectative.

Anita se rapprocha à son tour, elle aussi venant coller son corps souple au plus proche du sol, plaçant son visage tout près de celui de sa fille non sans un coup de truffe affectueux sur sa joue au passage, puis chuchota dans son oreille.

— Il ne faut pas bouger et pas faire de bruit pour les voir.

Elle mima le silence d'une griffe devant ses lèvres closes et souriantes, puis reporta ses yeux violet sur la surface de la mare où ondulaient de nombreuses rides d'eau. Insectes, têtards, bouts de végétaux qui tombaient depuis le ciel... La Moere était constamment en mouvement, grouillante de vie à chaque instant.
Et puis, au bout de quelques minutes... Les oreilles d'Anita se dressèrent et elle manqua de tressauter quand une petite grenouille toute verte fit bel et bien son apparition, se hissant sur un nénuphar, posant on ne sait où ses gros yeux noirs et ronds.
Presque aussi excitée que si elle-même était encore enfant, Anita la montra d'un petit geste du museau.

— Regarde ! En voilà une !!

Combien de temps resterait-elle avant de replonger, ou d'attraper de sa langue une quelconque proie ?

Il y avait dans le petit corps ramassé et tremblant de sa fille beaucoup de choses : une impatience qui se devinait, mais aussi une forte concentration qu'elle arrivait à déployer, ayant compris qu'ici la patience serait la clé : et même lorsque la grenouille arriva devant ses yeux, elle eut assez de contrôle sur elle-même pour ne pas bondir - ce qui aurait sans aucun doute fait fuir le batracien. Anita adressa d'instinct un sourire ravi à sa fille pour la féliciter, mais celle-ci ne la regardait même pas, de fait, fascinée par la créature verte.
Ah, et bien c'était le principal !
A son tour, la mère aussi retourna doucement les yeux vers le petit animal. Allait-il dévoiler l'une de ses capacités avant que ne s'épuise l'attention de sa fille ? La réponse ne tarda pas à arriver : d'un mouvement vif et qu'elle trouvait toujours aussi impressionnant même après l'avoir vu des centaines de fois, la grenouille attrapa son repas.
Et Valériane n'en arriva plus à contenir tout ce qu'elle ressentait face à la scène, se tortillant et expiant un long et intense couinement.
Anita se releva à moitié en poussant sur ses antérieurs, riant et venant chatouiller la peau de sa fille.

— Ça t'a plu, ma libellule ? Elle est forte la grenouille, hein ?

Celle-ci avait consommé la mouche d'un rapide mouvement de bouche, puis était repartie ailleurs sans traîner maintenant que deux plus gros prédateurs - elles - s'étaient révélés. Peu importait : maintenant que Valériane avait vu cela, Anita se doutait bien qu'il y avait matière à continuer de s'amuser.

— Alors ? Tu te penses capable d'attraper quelque chose avec ta langue de petite grenouille, toi aussi ?

Elle lui adressa un clin d’œil espiègle, son sourire prenant presque un air de défi.

Gorgée d'une nouvelle bouffée d'enthousiasme, sa petite fille partit en mission.
Tout autour de la flaque elle s'affaira, bien déterminée à trouver quelque chose sur quoi essayer de faire comme la grenouille - du moins, c'était ce que sa mère supposait. Il n'était pas impossible que d'un moment à l'autre, l'attention de son enfant soit accaparée par une autre curiosité - ainsi étaient les enfants, ainsi était encore parfois Anita.
Mais ce fut bien face à un insecte que Valériane décida de se mesurer : une mouche de belle taille voletait au-dessus de l'eau stagnante, brillante des caractéristiques reflets bleu et vert métallique. Sa fille se mit en position, et la mère se fit spectatrice captivée et silencieuse.
Et soudain ! La langue se déroula à toute vitesse et tapa dans le mille.
Anita bondit de joie, tapant dans ses pattes.

— Bravo ! Du premier coup !

Elle rit de l'expression dégoûtée de sa fille qui tentait de se débarrasser de la mouche croquée tout en venant frotter sa tête contre la sienne, ravie du spectacle.

— Une vraie petite grenouille, donc.

Une nouvelle caresse affectueuse du bout de son museau sur la joue de sa petite créature des marais, puis un clin d’œil complice.

— Tu veux continuer à t'exercer ? Je suis sûre que ça te sera super utile de maîtriser un tel talent.

Oh, ses trois autres enfants allaient terriblement lui en vouloir. Dez aussi, peut-être, s'il se trouvait être une autre victime d'une langue débridée devenue arme.
Mais... Ça n'avait qu'à rester leur petit secret.
Et Anita de s'éloigner d'une foulée joyeuse, commençant à disposer tout un tas de choses plus ou moins grosses sur des cailloux et des souches, à des distances et hauteurs différentes. Glands, petites boules de mousse, bouts de bois détrempés, fleurs... Tout y passait pour élaborer un véritable stand de tir, tant que sa fille ne pourrait se faire mal en refermant sa petite mâchoire dessus.
Puis devant elle, elle vint tirer un trait dans la boue, lui assénant un sourire complice.
La ligne à ne pas dépasser pour marquer tous les points.

Toujours autant amusée, et émerveillée par la simple existence de sa fille - et par conséquent trouvant formidable tout ce qu'elle pourrait faire, Anita observa le spectacle avec la même passion que Valériane déployait dans l'effort.
Des jappements ravis félicitaient ses réussites, une petite moue suivie d'un sourire encourageant suivaient ses ratés. Après quelques minutes à se donner au mieux, la petite louve a terminé de balayer tout le décor de sa langue et se tourna vers elle - la gueule pleine de résidus en tout genres, que la mère vint aider à nettoyer d'une patte douce et d'un air attendri.

— Bravo, c'était très impressionnant ! Tu vas être une véritable terreur et tous craindront ta langue, ma grenouille.

Elle gloussa avant de la serrer affectueusement entre ses pattes. Si sa petite avait été très enthousiaste à l'exercice, elle n'a tout de même ni envie de l'épuiser, ni qu'elle finisse par se faire mal en s'amusant davantage avec cet appendice : il valait mieux la rediriger vers autre chose. Sa digne enfant ne manquait jamais d'occasions de se passionner de tout ce qui les entourait, de toute façon.

— Tu veux faire quoi, maintenant ?

Ses yeux violet plongèrent dans le vert aussi vif que les plantes aux alentours.

Ne tenant pas en place, sa petite fille ne tarda pas à s'échapper de son étreinte et à tourner son attention vers les alentours, s'éloignant déjà avec entrain. A l'émerveillement et la curiosité qu'Anita devinait dans ces grands yeux, elle ne put qu'accorder un hochement de tête compréhensif et un large sourire ravi. Oui, sa fille avait bien raison de vouloir continuer à se balader.
La Moere avait encore mille merveilles à leur offrir.
Restant d'abord un peu en retrait pour laisser à Valériane l'espace et l'autonomie de faire ses propres découvertes, la mère resta sans intervenir pendant quelques minutes. Tant que son enfant n'approchait rien qui pouvait représenter un danger imminent, elle préférait la laisser s'intéresser par elle-même et tirer des conclusions, ou peut-être s'imaginer des histoires silencieuses, avec toutes les choses qui croisaient ses yeux et ses vibrisses.
Anita finit cependant par marquer une pause, redressant la tête et pointant les oreilles dans une direction perpendiculaire à leur route sinueuse. Elle avait capté une odeur.
Le genre d'odeurs qui faisait remonter les souvenirs en nuée, ressuscitant images et sensations d'un même élan nostalgique mais joyeux.

D'un museau qui se tendit, elle alla effleurer le dos de sa fille pour ravoir son attention, l'invitant d'une voix douce.

— Valériane, viens voir.

Il ne fallut ensuite que quelques secondes d'une foulée allègre pour qu'elle ne dépasse les arbres qui masquaient encore l'endroit à leur vue.
Là, quelque peu maintenue secrète par les remparts peu accueillants de racines et de tronc noueux qui s'enchevêtraient comme à tant d'autres endroits au sein des marais qu'on ne s'attendait pas à gagner quoi que ce soit à les franchir, se cachait une découverte qu'elle avait fait il y a bien, bien bien longtemps. Ce qui s'étendait devant elles ressemblait bien davantage à une clairière de prairie ou de sous-bois qu'au reste de la Moere, comme si s'était trouvé là préservé un petit écrin d'un autre monde. Le soleil plongeait sur l'herbe avec bien plus d'intensité qu'aux alentours, puisque sur ce minuscule périmètre et pour une raison qu'elle ignorait, ne poussait presque aucun arbre. Alors s'était asséchée une grande partie de l'eau ; et la lumière avait donné libre cours à l'herbe et à la végétation pour se développer d'une autre manière.
Les fleurs poussaient là par dizaines, variées, grappes colorées bien plus denses que dans le reste des marais où elles se faisaient présence plus timides.

Ce fut presque avec déférence que s'approcha Anita, venant effleurer un hibiscus du bout de la truffe.

— C'est ici que je venais chercher des fleurs pour mes mamans, presque tous les jours. J'étais toute petite, comme toi !

Un rire silencieux aux lèvres et d'une patte qu'elle posa à peine sur le haut de son crâne, Anita vint mimer la taille qu'elle avait eu en commun avec elle, il y a bien longtemps. Puis ses yeux violet revinrent sur les fleurs.
Tout paraissait si semblable à ses souvenirs. Même si la Moere avait parfois été soumise aux aléas de la vie, elle aussi, et avait connu des difficultés et la sécheresse... Cet endroit avait été préservé, comme par magie.
Elle s'assit au milieu des couleurs chatoyantes, émue, baissant le museau sur sa fille.

— MaSheina a été la Prêtresse de Kiro avant moi. Tu lui ressembles beaucoup, on a hérité de ses ailes et de son nez.

Nez pointu qu'elle effleura du bout d'une griffe.

— Et MamAnette était cheffe avant moi, aussi. Elle était grande, et costaude ! Comme Naga.

Cette fois-ci, Anita bomba le torse et se redressa autant qu'elle le pouvait tout en restant assise pour mimer sa mère, roulant des épaules de gauche à droite, lumière espiègle au fond des yeux et rire quittant cette fois ses lèvres.
Puis, ses prunelles un instant dirigées vers le ciel, elle parla d'une voix plus basse, un soupir à peine perceptible s'enroulant dans la phrase.

— J'aurais tant aimé qu'elles puissent faire votre connaissance.

Et elles auraient été de formidables grand-mères, tout comme elles avaient été les meilleures mères possibles.

Le contact de la truffe - puis la langue - de sa fille contre sa peau est comme un rayon de soleil perçant d'un coup un ciel d'orage.

Elle ne l'a pas vu venir, mais ça la tire de ses pensées tournées vers le passé pour la ramener au plus concret et beau des présent : l'existence du reste de sa famille, celle qu'elle continua à son tour, celle qui quelque part faisait encore vivre ses ancêtres. En portant leurs gênes, leurs ressemblances, leur histoire, en la poussant à parcourir ses souvenirs pour les partager et ne plus les garder enfermés que dans son esprit à elle.
Émue, Anita attira Valériane contre elle et la serra de ce savant dosage entre la force motivée par l'ampleur de son amour et la tendresse nécessaire à ne pas l'étouffer ou lui faire mal. Elle voyait bien que sa petite grenouille avait changé d'attitude par empathie et essayait de lui changer les idées. La Prêtresse ne s'était pas spécialement rendue compte que son expression avait suivi les méandres de son esprit, perturbant sa fille par mégarde.
Un large sourire revint, sincère tant il était empreint d'affection, et elle frotta leurs visages l'un contre l'autre.

— Ne t'inquiètes pas, précieuse petite puce. Maman va bien.

Elle s'écarta un peu pour mieux plonger ses yeux dans les grandes billes vertes de sa belle enfant.

— C'est peut-être dur à expliquer, et à comprendre, mais ce n'est pas vraiment triste de se rappeler du passé, même si ceux qu'on aime ne sont plus avec nous. C'est un sentiment différent, mais je me rappelle des bonnes choses, mh ? Tu comprendras.

Pas trop vite, l'espérait-elle, tout comme elle espérait que sa fille connaîtrait davantage la nostalgie heureuse, comme elle, que la tourmente d'un passé regretté comme d'autres.
Cela étant dit, la louve passa une patte douce sur le haut de la chevelure brune puis se redressa, étirant tous ses membres. Son nez se dressa un court instant pour humer l'air avant de revenir vers le bas.

— Il va bientôt être l'heure de rentrer pour retrouver ta soeur et tes frères. Que dirais-tu de cueillir quelques jolies fleurs avant de partir ?

Déjà, elle se baissa et, choisissant avec soin, commença à constituer le bouquet sauvage qui les accompagnerait sur la route du retour et égaierait la tanière.