Le créneau de Valériane ✡ Valériane

Les nouveaux-nés avaient grandis et étaient devenus louveteaux.
Et s'il avait été présent quotidiennement dans les premiers instants de leur vie, Désastre, toujours là à la même heure, celle à laquelle il vint voir Anita tout au long de sa grossesse... Leur caractère respectif et leur nombre l'avait conduit à ne plus pouvoir respecter cette heure durant laquelle il restait avec eux quatre ; parfois eux cinq, quand Anita aussi était là.
C'était plus simple, lorsqu'elle était là.
Elle savait bien faire, avec elle. Lui faisait au mieux.
Il n'avait pas fait d'erreur, pour le moment.
Mais ils lui paraissaient entrer dans un âge critique, où ils affirmaient leur caractère, où il lui fallait désormais les cerner. Ce n'était plus le simple instinct de survie que disposait tout être à sa naissance.
Mais un mécanisme à comprendre, et tout à découvrir.

Elle était la première née de ses enfants, Valériane.
De ce fait, ce fut la première à qui il proposa un créneau, Désastre.

« Valériane. Est-ce que tu veux que l'on aille se promener ? »

Il n'attendait pas vraiment de réponse. Valériane parlait peu. Des sons, plus que des mots.
Deux de ses enfants ont mauvaises élocutions.
Aucune ne semble cependant sourd ou aveugle.
Il s'en contente. Anita aussi, il croit.
D'un mouvement de sa queue, il invite donc sa fille à le suivre.

Il l'emmènerait plus loin que ce qu'elle était autorisé à franchir seul.

Il serait là.

Pour la protéger.
Pour lui montrer ce qu'il aimait et faire ce qu'elle voulait, aussi.

Il s'adapterait ensuite au fur et à mesure des créneaux, à ce qui irait le mien à eux deux.

Elle ne rechigne pas, ne proteste pas, n'hésite pas.
C'est à ses côtés qu'elle se retrouve, dans un fonctionnement qui se veut simple, facilement gérable, pour lui. Il préfère quand l'enfant agit ainsi ; il aurait moins su réagir, si l'enfant avait refusé, puis finalement crié pour venir. Cas de figure présenté dans un livre, dans leur caractère tangible, dans les caprices possibles.
Il n'a pas encore eu l'occasion, d'attester de ça, chez ses enfants.

D'un regard attentif, presque analyseur, il regarde la façon dont Valériane marche à ses côtés et contemple les environs. Tout ressemble à une découverte, pour elle. Elle est curieuse et ouverte à son environnement, il perçoit une lumière vive dans ses yeux.
Elle s'éloigne.
Se couche face à une plante.
Claque des dents.
Et lui la suit, s'arrête à un pas d'elle, attend qu'elle achève son observation avec patience. Il n'est pas pressé. L'objectif n'est pas d'aller le plus loin possible ; seulement de lui faire profiter d'un moment ensemble, à deux.

Quand soudain un crocodile claque des mâchoires, ce sont ses babines, qui frémisssent. Son regard s'affute.
Désastre n'aime pas les crocodiles. Ils avaient avalés la patte de Dough, l'avait réduit longtemps à un combattant sur trois pattes ; jusqu'à ce qu'il lui conçoive une attelle.
Aujourd'hui, ils menaçaient sa fille.
Celle sur qui les yeux reviennent, quand elle pousse un petit son.

« Un crocodile. Un danger.
...
Quetzalcóatl le mangera plus tard. »

S'il évoque un danger, il doit rassurer l'enfant, il croit. Lui faire savoir qu'elle était en sécurité, avec lui. Elle l'était.
Il irait dévorer chaque crocodile vivant dans ce marais, si c'est ce qu'il fallait pour assurer à sa progéniture un monde encore préservé des dangers.
Même Pepper, l'en avait préservé quelques mois ; il devait les protéger, les garder dans une bulle rassurante pour mieux les voir se développer, pour les voir s'épanouir.

Il est certain que tous ceux présents dans cette eau vaseuse mourraient, pour commencer.

Et c'est calme mais convaincu, qu'il l'incite à reprendre leur route, pour lui permettre de découvrir plus encore.

Sa fille gronde, elle comprend vite, à sa manière. Si elle ne parle pas, il sait que chaque information est enregistré ; de ses enfants, elle était l'une de celle dont le fonctionnement était le plus semblable au sien, il croit.
Un besoin de comprendre ce qui l'entourait, une nécessité de découvrir. Peu de paroles, mais un esprit attentif.
La communication est facile.

Lorsque l'intérêt pour le crocodile cesse, il l'observe sans faire un pas se diriger vers une plante. De simples hautes herbes. Elles, sans danger ; et tout ce qui ne provoque pas de danger ne nécessite pas son intervention. Il est important que l'enfant fasse ses propres expériences, même si elles ne sont pas bonnes.
Comme lécher de la sève.
Ce n'est pas bon, la sève, il sait.
Mais elle, elle le découvre.
Et il trouve presque cela curieux, de découvrir pour sa part que ce qui est devenu une évidence, ne l'est pas tant. Que lui aussi, louveteau, avait du faire cette expérience ; elle remonte à si longtemps qu'il ne s'en souvient pas.
Quelque part...
Il est curieux de la voir découvrir, un peu plus encore.

« La sève n'a pas toujours bon goût. Cela dépend des arbres.
Celle du bouleau n'en a presque pas. Celle de l'érable est la plus appréciée. Je te montrerais, ces arbres.
...
Dans la moère, on se sert surtout de la sève pour coller, on ne la mange pas. »

Il fait une démonstration de cette notion, en prenant une feuille pour en appliquer la sève, puis en collant la feuille sur une branche.
Les plantes la fascinent, il croit.
C'est un autre point, qu'ils ont en communs.

Tout est fait avec beaucoup d'enthousiasme, et en excès.
Si Désastre a collé une feuille sur une branche, Valériane colle tout ce qu'elle peut ramasser sur l'arbre d'où elles proviennent. Il l'observe faire sans jamais chercher à la freiner.
Il n'a pas de raison d'entraver son envie de coller des feuilles ; qu'elle le fasse, ici ou ailleurs. Car cela lui fait plaisir, il croit. Dans le port soudain haut de sa queue, et dans ce regard qu'elle pose sur lui, il sait qu'elle cherche chez lui un

« Bravo. »

qu'il peut offrir. Les compliments sont importants, pour le développement de l'enfant.
Il a, lui aussi, beaucoup cherché la validation de Pepper, lorsqu'il était plus jeune, ou plutôt, durant tout le vivant de la louve bleue. C'est quelque chose qu'il n'hésite pas à donner à ses enfants.
Quoi qu'ils fassent, il sait que c'est important pour eux et que c'est important, de les y soutenir.

« Si tu aimes ça... Il y a beaucoup de choses qui permettent de créer, dans la moère. Comme l'argile verte. »

D'un mouvement de la queue, il l'invite à le suivre, plus proche d'une étendue d'eau dépourvue de tout danger. Il l'a vérifié, d'un regard attentif. Il faut aller non loin des racines épaisses des mangroves, pour en trouver dans un creux.
D'une patte, il prélève la pâte épaisse présente au fond et qui trouble rapidement l'eau.

« Tu peux l'appliquer sur les feuilles que tu as collé sur l'arbre. Ou sur toi. Ou bien, l'utiliser pour soigner ou pour faire des billes. »

Encore, le père illustre. En passant sa patte salie sur son autre patte, pour marquer son poil gris de la clarté vert-de-gris de l'argile. Pour se camoufler. Puis en sortant de son bandage, une des petites billes qu'il garde toujours sur lui, la montrant à l'enfant en la tenant entre ses griffes.

Il sait au son poussé, que la félicitation a eut un effet positif sur sa fille. Et il s'en satisfait, Désastre.
Ce n'est pas quelque chose qu'il néglige, et l'effet escompté lui fait plaisir.
L'argile verte présentée attire toute l'attention de l'enfant, comme les feuilles et la sève le firent juste avant. Il comprend de plus en plus ce qui lui plait, ce qu'il doit lui faire découvrir, ce qu'il peut lui apprendre.

Il la laisse s'en recouvrir ; elle peut en être pleine qu'il n'y verrait pas d'objection. Aucun danger n'était encouru, aucun risque pour sa santé : l'argile verte purifiait, elle aurait au plus un pelage plus brillant une fois qu'elle en aurait été lavée. Sa surveillance ne se porte que sur le fait qu'elle ne s'éloigne trop, et qu'alors, elle prenne le risque de tomber dans une eau trop profonde.
Ce n'est pas le cas.
Elle se marque d'une trace d'argile sur l'épaule, puis c'est lui, qui regagne son attention.

A son intention qu'il devine,
Il courbe le cou pour se mettre plus à niveau de sa fille.

Il la laisse sans une objection appliquer l'argile sur les cicatrices que le monstre du grand froid laissa à Quetzalcóatl et qui restèrent transcrites sur sa peau, même si l’œil, lui, fut récupéré dans une longue mue.
Et puis lui aussi, se retrouve avec les petits coussinets gravés à l'argile sur son épaule.
Désastre a, pour sa progéniture, une tolérance et une volonté de faire des efforts plus fortes qu'avec d'autres. En dépendent un besoin chez l'enfant, et un besoin chez le père de bien faire.
Il ne leur offre de contact, mais il sait les accepter.

L'ombre d'un sourire se transcrit sur ses babines.

« Tu m'as bien soigné. »

Ce n'est pas une réalité, mais cela pourrait l'être chez l'enfant.
Le loup gris se redresse, et pose une demande.

« En plus de la sève et de l'argile, je peux te montrer une dernière chose. Tu veux ? »

L'oreille entendante bouge un peu, au son produit par sa fille. Cela la rend heureuse, il croit. Alors, d'une certaine façon, il en tire une forme de satisfaction.
Tout comme il est lui-même content de lui transmettre ses savoirs, ceux qui lui tiennent à coeur et qui intéresse beaucoup Valériane. Après l'argile, après la sève, il peut donc lui montrer...
D'un mouvement de queue il l'incite à le suivre, s'avançant un peu plus loin. C'est sur les arbres autant que sur sa fille, qu'il porte son regard, y recherchant

Cet épais manteau vert, qui s'étire sur un tronc et dans lequel on peut poser sa patte. Lorsqu'on le fait, on en sent tout l'aspect spongieux, plus encore quand on appuie.
C'est ce qu'il fait. Pour le montrer, à l'enfant, pour l'inciter à toucher. La texture est différente du sol ou de l'argile, cela développera sa sensorialité. Il l'a lu.
Et puis ses doigts s'écartent sur le manteau épais.
Il agrippe.
Et arrache de l'écorce, cette mousse qu'il expose sous le museau de Valériane.

« De la mousse. Avec ça, tu peux absorber un liquide, comme de l'eau. »

Il la trempe dans une flaque d'eau boueuse, là, à leurs pattes. Dégoulinante, il la comprime ensuite pour en faire couler tout ce qu'elle contient.

« Tu peux aussi la nettoyer, puis y appliquer un cataplasme, avant de la mettre sur une plaie. Mmh. On peut la tremper dans un soin, puis la mettre sur un bobo. »

Il hésite, sur les mots à employer. Il faut simplifier, mieux expliquer.
Il ne sait pas si elle a comprit, et c'est pour cette raison que ses yeux restent attentifs aux siens et à la lueur curieuse qui y brille si souvent.

Il y a sur le visage de sa fille, beaucoup d'expressions similaires à Anita. Ses yeux qui brillent, ses grands sourires, un enthousiasme qui s'y lit sans effort. Et lui se satisfait de ce qu'il vient de lui montrer, conscient de l'attrait tout particulier qu'entretient l'enfant avec la flore.
Il pourrait lui en montrer beaucoup, des plantes.
Il pourrait aussi lui en montrer beaucoup, des façons de soigner grâce à elles. Tous leurs usages possibles.
Car c'est ce qui lui plait aussi, il croit : soigner. C'est ce qu'elle fait désormais, en appliquant sur la multitudes de cicatrices qui marquent son corps ces cataplasmes d'argile et de mousse.
...
Il aimerait beaucoup, lui communiquer tout ce qu'il sait, sur cette passion qu'ils entretiennent en commun.
Lui inspirer la même vocation.

Sa réflexion le coupe des sons insistants de l'enfant, qu'il laisse pleinement s'exprimer sans un mot en retour.
Simplement avec cet ombre de sourire, présent sur ses babines.

Il la suit dans ses déplacements, dans ses mouvements, dans ses contacts qu'elle a sur lui. Et quand il est tout recouvert de mousse et d'argile, qui coule et sèche le long de ses flancs sans qu'il n'y voit un inconvénient, il dit.

« Je pourrais te montrer quoi mettre à la place de l'argile, dans la mousse, pour soigner d'autres bobos. D'autres mélanges, à faire avec des plantes. »

Les possibilités sont multiples.
Le gris se releva alors de sa place, sans s'ébrouer. Il ne retira pas les soins de l'enfant devant l'enfant : cela serait susceptible de la faire pleurer, il croit.

« Mais durant d'autres créneaux... Le temps que les plantes poussent. »

Ce n'est pas faux. C'est aussi pour ne pas qu'elle le veuille maintenant et absolument.
Il était temps pour elle de rentrer, et lui de retrouver le calme.