"Ce qui ne nous tue pas nous rends plus fort" (Mildred)

Sourire.

Depuis combien de temps Mildred n'avait-elle pas souri d'une expression sincère ?

Souri de joie, souri de plaisir. Elle peinait à s'en rappeler. Ces derniers mois elle avait tout au plus étiré ses lèvres en quelque chose de moins neutre qu'une ligne maussade, mais la majeure partie de ces tentatives étaient creuses - au mieux motivées par un brin d'amusement.

Quand elle était plus jeune, Mildred souriait souvent. Pas toujours avec bienveillance ; mais un rictus hautain ou moqueur demeurait un sourire et levait ses pommettes sur un étirement des zygomatiques dans une sensation qu'elle avait presque oublié.


Devant une flaque devenue miroir par le givre hivernal qui envahissait les terres au matin, Mildred essaya de sourire. Ses muscles faciaux se contractèrent d'une manière qui lui parut presque douloureuse et pas naturelle, ses commissures remontèrent avec difficulté.

L'image qui lui revint, trouble et déformée, la fit frémir.

Juste un visage vide et détestable, un museau barré d'une cicatrice et des cheveux en bataille qui lui donnait un air sauvage.


Sa patte s'abattit sur la surface fragile et la glace explosa en plusieurs petits fragments qui eclaboussèrent les environs.


Une nouvelle moue patibulaire vissée sur ses traits, Mildred continua sa route.


Les quelques souvenirs qu'elle avait remué en les triant avec soin, choisissant ceux qu'elle pouvait faire remonter sans agiter trop de tristesse, lui avaient donné l'envie de retourner au temple d'Ao.

Là où elle avait deja souri d'un bonheur sincère.

Que ces instants aient été partagés avec Méridor ne les teintait pas d'autant de ressentiment qu'elle l'aurait cru, dans cette absence totale d'émotions qui s'imprimait quand elle pensait à lui. Comme si son frère n'était plus qu'une tâche blanche sur une photographie, un morceau anesthésié de son corps qu'elle pouvait découper sans ressentir de douleur.

L'image de Gloriel associée au temple divin avait elle aussi perdu une partie de sa capacité à la faire souffrir. La mort de son père remontait à un temps qui lui paraissait désormais si lointain qu'il en était recouvert d'une couche de terre et de cendres qui avait le mérite d'atténuer cette douleur restée bloquée quelque part en elle, maintenant que de nouveaux poignards s'étaient enfoncés dans son corps.

À travers les arbres, Mildred aperçut un éclat bleuté. La silhouette de la cascade commençait à se dessiner, majestueux visuel qui venait s'ajouter au grondement de l'eau qu'elle entendait depuis plusieurs minutes déjà. La louve continua de s'avancer jusqu'à émerger de la forêt éparse et s'arrêter au bord du lac. L'endroit était aussi beau et paisible que dans sa mémoire. Au moins une chose qui n'avait pas été souillée.

Ses yeux se fermèrent, elle inspira un long trait d'air.


En savoura les fragrances familières et les notes plus subtiles, qui toutes se déclinaient dans la fraîcheur ambiante d'un automne se couvrant d'ores et déjà des parures de l'hiver.


Ses babines brusquement se froncèrent, un air indigné plissa son front.

Chassa en un instant la sérénité qui avait lissé ses traits.

Monta depuis ses griffes plantées dans le sol un séisme puissant qui devint grondement dans sa gorge, en vague reflua jusqu'à inonder sa gueule d'un océan amer pour enfin en déborder dans un son similaire à un feulement.


Quelque part ici, échouée dans la beauté immaculée de ce lieu sacré, se trouvait une souillure.


Une anomalie qui avait l'odeur putride de cette plage morne qu'elle visita autrefois.

Une tâche noirâtre que ses yeux assassins repérèrent en quelques secondes tant l'abomination qui rôdait ne cherchait pas même à se cacher.
Des Raeders elle ne portait pas que l'odeur putride et saline : multiples difformités comfirmaient sans doute possible son appartenance.


Son sang n'eut même pas le temps de faire un tour et en quelques foulées véloces Mildred fut presque sur elle, ses crocs dévoilés à quelques centimètres du museau de la monstruosité.

— Qu'est-ce que tu fais là, sale vermine ?! Tu profanes des terres sacrées. Dégage.


Avant que j'arrache tout ce qui dépasse de ton misérable corps.
Dans chacune de ses veines le sang affluait, pulsait, bouillonnait.

De la haine dont elle se pensait abandonnée elle brûlait à nouveau.

Alors la vermine voulait être fière, ne pas céder à la peur ?
Elle aurait du pourtant. Se recroqueviller ou prendre ses pattes à son cou pour détaler d'ici. Au lieu de ça elle voulut lui tenir tête et rester droite malgré le stress qui émanait d'elle, la frayeur qui tordait les entrailles et que Mildred pouvait presque toucher du doigt.
Le petit monstre noir crut même bon de lui répondre.

Mildred resta un instant interloquée par ses mots, presque figée par cette association de pitoyable naïveté et d'inattendu hilarant. Cette chose qu'on ne pouvait pas même appeler loup n'avait vraiment pas conscience de sa nature monstrueuse ?
Elle en avait d'ailleurs profité pour s'éloigner, se retourner et reprendre ses activités comme si de rien n'était.
Une telle désinvolture en esquive à son agression - elle lui rappela un bref instant cette solitaire blanche à la queue cornue - aurait presque pu suffisamment l'estomaquer pour faire descendre la pression en elle si son museau aux crocs difformes ne s'était pas baissé pour se saisir d'une plante et la glisser dans son sac.

Mildred vit rouge et la décharge de fureur revint électriser tout son corps.

Elle bondit pour rattraper la distance qu'avait mis la Raeder entre elles avec un grondement sauvage, refermant ses crocs sur la sacoche pour la lui arracher et la rejeter plus loin.
Puis vers son visage elle retourna sa gueule ouverte sur ses crocs, furibonde.

— Petite insolente, tu comprends rien. Ta seule présence sur les terres d'un Dieu est une offense.

De quel droit en arrachait-elle la flore ? Comptait-elle l'emmener sur leur île de malheur dans ce sac de pacotille ?
Ce qui poussait sur le Continent restait sur le Continent.
Eux, les damnés des mers, en avaient été bannis - qu'ils se débrouillent avec leurs coquillages et leurs algues, venir faire la cueillette ici plus que tout ailleurs était proscrit.

Mildred ne permettrait pas à ceux de son espèce d'abimer le domaine d'Ao.

— Retourne sur le caillou nauséabond qui te sers de foyer, je le répéterai pas.


Un grondement s'éleva de ses entrailles et elle claqua des crocs pour ponctuer son dernier avertissement.

Elle ne comprenait toujours pas, cette idiote.
Le grondement de Mildred ne fit que s’amplifier face aux ridicules tentatives de la Raeder pour faire redescendre la pression - elle avait même osé lui sourire, ce qui n’aurait pas manqué de la faire s’esclaffer si elle n’était pas déjà furieuse - et elle la suivit des yeux quand elle commença à reculer et à s’éloigner, tellement tassée qu’elle aurait pu disparaître dans les herbes les plus hautes. Sauf que son corps sombre et difforme ne se serait jamais dissimulé dans pareil lieu, trop majestueux pour elle.

La queue relevée et les babines toujours retroussées, la rousse supervisa ce qu’elle pensa être la fuite de la monstrueuse gamine.
Sauf qu’elle ne partait pas.
Elle retournait simplement chercher sa sacoche.

Une chaleur qui n’avait rien de positif envahit ses entrailles et Mildred écarquilla les yeux tant la situation était ridicule. La menace était évidente, ses avertissements clairs, mais cette sotte s’entêtait encore ?
Elle ne la prenait pas au sérieux, hein ? Malgré sa peur, elle ne la croyait pas capable de passer à l’acte ? Elle n’était qu’une blague pour cette affreuse louve ?
Et sa petite voix tremblotante protesta, se justifia. Et sa petite voix tremblotante lui demanda de la laisser continuer ce qu’elle faisait, et qu’elle partirait ensuite.

La chaleur bouillonna pour se transformer en magma et explosa dans une éruption de colère.

Ses yeux se plissèrent jusqu’à devenir deux fentes quand elle ouvrit la gueule sur un aboiement enragé et se jeta de l’avant sur la louve noire.
De son poitrail elle percuta ses épaules, la bouscula jusqu’à la renverser au sol pour se tenir au-dessus d’elle.

— C’était maintenant que je t’avais dit de dégager, je vais te le faire comprendre autrement.

La pression accumulée dans ses muscles se relâcha, la haine qui lui tordait le ventre prête à s’assouvir.
Sa tête fusa vers sa proie en contre-bas pour aller refermer ses crocs dans la fourrure sombre de son cou, juste sous l’angle de la mâchoire.

Ses canines trouvèrent leur chemin pour se planter dans la gorge de la profane.
Et là, elle serra. Sa langue rencontra le goût du sel qui tordit ses traits dans une grimace de dégout, suivi peu après par celui du sang, amer et métallique.
Elle maintint la pression durant plusieurs secondes et sentit le souffle de sa victime se bloquer. Bien. C'était ce qu'elle souhaitait. Serrer toujours plus fort, pour la suffoquer plus que l'égorger.
Ses pensées n'étaient pas encore allées jusque-là, dans le royaume obscur de la mort qu'elle pouvait donner.
Mildred sentait qu'elle le pourrait, pourtant : la Raeder était à sa merci, complètement tétanisée, tout à fait impuissante.

Et elle avait ses lames, qui dormaient dans son chignon comme des serpents en hibernation.
Il lui suffisait d'en sortir une, de passer le fil de la dague sur la peau sombre et d'appuyer suffisamment pour laisser un flot de sang quitter son circuit.

La pensée l'agita d'un frisson électrique mêlé d'une excitation malsaine à l'idée d'en avoir le pouvoir et d'une appréhension sincère.

Les mouvements de la louve qui commençait à se débattre interrompirent ses considérations et elle plissa les yeux en sentant les pattes de la créature s'enfoncer dans son ventre, faisant renaître chez elle le grognement qui avait fini par mourir. Elle n'acceptait plus facilement son sort, finalement ?
Sa défense physique s'accompagna bientôt de vocalises et Mildred plaqua ses oreilles sur sa nuque, agacée de l'entendre. Elle avait eu assez d'avertissements pour pouvoir fuir loin d'elle. La rousse relâcha momentanément la pression sur la gorge de la Raeder simplement pour mieux raffermir sa prise un instant plus tard.
Ses mâchoires enserrèrent à nouveau l'encolure et elle la souleva légèrement du sol pour agiter la tête et la rejeter plus loin.
Si Mildred avait un gabarit assez modeste, l'autre était pire - et sa fureur décuplait sa force.

A nouveau un ou deux mètres les séparait dans cette pause qu'elle imposa, le temps de se redresser de toute sa hauteur - pas beaucoup, mais pour quelqu'un au sol ça n'avait que peu d'importance - et de toiser la noiraude d'un regard mauvais.

— Défends-toi un peu mieux que ça, pirate. T'as voulu rester, assume.

Et d'un bond, elle revint à la charge pour abattre une nouvelle morsure sur le corps de la vermine au sol.
Sur ses pattes, sur ses épaules, sur ses flancs, sur l'un des appendices qui lui donnait l'allure d'un monstre - qu'importe, le premier morceau qu'elle trouverait.

La noiraude tenta de s'enfuir - elle en avait eu l'occasion avant ! - et elle s'était retournée, offrant à ses mâchoires le loisir de se refermer sur sa coupe.
Une brusque contraction des muscles de son avant-main pour la tirer en arrière, la ramener au sol qu'elle voulut quitter.

Elle vit un peu trop tard la gueule de la Raeder fuser dans sa direction pour éviter le contact avec ses crocs difformes qui la répugnait, mais n'en ressentit qu'à peine le ridicule pincement.
C'était tout ce qu'elle pouvait offrir comme défense ?
Mildred en eut presque pitié. La louve voyait sa victime faiblir et sut qu'elle n'en avait plus pour longtemps à lui faire comprendre la leçon.

Dans un soubresaut de conscience et de doute il fut décidé de ne pas frapper trop fort, de lui donner juste ce dont elle avait besoin pour cesser de piailler et de gigoter, sans prendre le risque de trop verser le sang et de tuer par accident.
Aussi parcourut-elle le corps meurtri de la vermine de ses yeux d'argent pour déterminer le meilleur endroit où mordre encore.

Elle se décida pour les flancs et appuya le poids de son corps sur celui de la pirate pour la maintenir au sol de ses deux antérieurs sur ses reins, avant d'imprimer la marque de ses crocs sur la peau souple.

Ses mâchoires claquèrent dans le vide quand dans un sursaut de survie et de lucidité, la noiraude se tordit pour s'esquiver à son attaque.
Évidemment, elle partageait du sang avec les poissons. Un grondement de frustration vibra dans sa gorge et elle suivit du regard la progression hasardeuse de la vermine, qui chancelait un peu plus loin. Pas assez loin.
Mildred se redressa, découvrant les crocs, muscles tendus et prête à bondir encore.

Mais la coupure, même de quelques secondes, avait encore fait retomber en partie la fureur de ses émotions. De retour auprès de la louve, assez proche pour la saisir à nouveau et la ramener à terre si elle le voulait, elle n'eut plus tellement envie de continuer à s'écharner.
Derrière les pulsations de sa haine et la jubilation d'une vengeance prise sur leur peuple, voulait-elle vraiment tuer une adolescente ?
Puisqu'elle avait sans doute compris qu'elle ne la menaçait pas à la légère, la Raeder allait enfin accepter de partir, n'est-ce pas ?

D'une patte qui se leva pour atteindre son chignon, elle pinça ce qui dépassait d'une épingle entre deux doigts et la sortit de sa chevelure. Dans un geste fluide maintes fois répété mais jamais appliqué en situation réelle, elle passa la dague de sa patte à sa gueule pour l'y tenir, fermement maintenue entre ses dents.
Sur sa langue, le contact froid du métal lui rappela encore le poids des possibles conséquences.

La pirate était à sa merci.
Si elle le souhaitait, elle pouvait fondre de l'avant et lui ouvrir la gorge de cette lame encore vierge pour la regarder mourir sur l'herbe. Elle pouvait lui ôter la vie, de la même manière que la monstrueuse Raeder contre laquelle elle s'était battue, plus jeune, l'aurait également abattue si la pierre n'avait su la téléporter loin de leur Île maudite.
Et ce pouvoir était grisant, faisait battre fort son cœur noir.
Mais le tremblement de ses babines et l'angoisse que lui procurait l'idée l'emportaient dans la balance.

Pas assez forte.

Il n'était pas question de souiller davantage le domaine d'Ao, se dit-elle plutôt.

Puis son regard tomba sur ce qui était déjà brisé sans qu'elle ne le remarque, cette excroissance en crête dont l'un des os était brisé. Sans se laisser le loisir de se poser davantage de question, la louve pencha l'encolure, inclina la tête et fit coulisser ses mâchoires pour enclencher la trajectoire courbe de la lame - et le morceau sectionné tomba dans l'herbe, détaché du monstrueux corps. Elle n'en avait pas besoin, de toute façon.

Mildred redressa la tête et vissa un sourire cruel sur ses babines avant de la toiser, la lame sanguinolente en bouche et le regard mauvais.

— Tu as compris, maintenant ? Pars vite et ne te retourne pas, sinon je la planterai entre tes deux yeux.

Elle modula sa voix dans les intonations les plus convaincantes et menaçantes qu'elle put trouver en elle.
L'abominable louve chancelait peut-être, mais elle avait encore ses pattes pour courir.

Alors qu'elle dégage, enfin.

Et la Raeder s’exécuta.
Le poil toujours gonflé mais sa frénésie retombant un peu plus à chaque battement de son coeur qui ralentissait après l’effort, elle l’observa se relever et s’enfuir sans demander son reste.
Elle ne l’imaginait pas assez stupide pour chercher un moyen de rester dans le coin après ce qu’il venait de lui arriver, mais puisqu’elle l’avait quand même été suffisamment pour ne pas fuir dès ses premières menaces Mildred fit quelques pas dans la direction qu’avait pris la noiraude pour déguerpir. De loin elle la suivit sur quelques dizaines de mètres sans se presser, s’assurant simplement que la tâche noire ne s’attardait pas et prenait bel et bien la direction de son foutu caillou.

Quand elle fut assez loin pour la convaincre qu’elle avait compris sa leçon, Mildred fit demi tour et revint près de la cascade. Elle contempla de ses yeux froids le sang qui tâchait le sol, les possessions éparpillées, l’herbe arrachée et la terre soulevée par la lutte, et le morceau sectionné qui gisait au milieu de tout cela.
La louve essuya le liquide vermillon qui luisait sur sa dague avant qu’il ne sèche puis la replaça dans son chignon désordonné avant de marcher jusqu’au sinistre trophée.

Malgré le dégoût qu’il lui inspirait, elle le prit en gueule et fit quelques pas en arrière avant de tourner lentement la tête vers l’horizon.

Il y avait un endroit où elle devait se rendre.