Broken Heart [Anthem]

Cela faisait quelques jours que la louve caramel ne semblait pas être dans son assiette. Depuis la dernière pleine lune, elle était peu loquace et plutôt isolée. Même avec lui, elle parlait peu, et il voyait dans son regard que quelque-chose la tracassait. Il savait que chaque mois, la contrainte de sa transformation était dure pour elle. Elle devait quitter le camp et s'isoler au possible afin de ne faire de mal à personne. Maintenant qu'Améthyste et Morokei étaient plus grands, naturellement, cela était moins risqué pour leur propre famille, mais il y avait sans cesse des louveteaux, des anciens, des loups qui sauraient moins combattre qu'elle au Creux aux Loups. Il avait plusieurs fois hésité à la suivre - et il l'avait fait une fois, avant de rebrousser chemin en se disant que si elle tombait sur sa piste fraîche qui allait vers la Cordillère, elle la suivrait certainement - mais il savait qu'il ne pouvait être d'un grand soutien pour elle. Même si l'idée d'aller parler à Dragonne était de plus en plus récurrente dans son esprit, d'autant qu'il voyait lentement se profiler le crépuscule de sa vie. Il l'ignorait mais, grâce à ses ancêtres, son poil ne blanchirait jamais. Il devenait plus foncé avec le temps, et ses cheveux ne ternissaient pas, au contraire, ils gagnaient en éclat et étaient plus blancs que jamais. Les stigmates de la vieillesse seraient quasiment invisibles sur son corps. Naturellement, il avait déjà remarqué cette particularité - il atteignait doucement un âge avancé sans qu'une touffe claire ne vienne tâcher sa robe anthracite. Et les incertitudes qui flottaient quant au devenir de Plume lorsqu'il ne serait plus là devenaient des préoccupations qui occupaient son esprit de longues heures durant, lorsque la nuit tombait et qu'il veillait en silence à la lueur de son glowstick.

Ce matin-là, Plume Blanche s'était échappée du camp sans un mot, comme pressée. La pleine lune était encore loin et sa réaction l'avait pris de court, aussi avait-il décidé de la suivre. Elle était allée loin, jusqu'aux terres arides de l'Erg Ocre. Terre qu'il fréquentait peu, mais avec les récents événements, ce serait peut-être bientôt le seul endroit vivable si son absence totale d'eau parvenait à repousser la terrible invasion de végétaux qui sévissait sur le continent. Elle avait ralenti aux abords des premières dunes, et il fit de même, ne tenant pas à révéler sa présence tout de suite. Il la vit marcher quelques temps, tourner en rond, comme perdue dans ses pensées. Il s'était immobilisé à une bonne distance - il n'y avait pas tellement de végétation pour se cacher ici, mais elle ne semblait pas du tout s'attendre à le trouver ici et ne cherchait aucune présence. Finalement, il la vit s'effondrer au sol, et ses épaules secouées doucement lui indiquèrent qu'elle pleurait. C'était sans doute le bon moment pour intervenir.

Il s'avança vers elle sans trop savoir ce qu'il allait dire. Tout va bien ? aurait été la phrase joker, le plus simple, mais il savait pertinemment que ça n'allait pas, car même dans le cas où il ne l'aurait pas remarqué auparavant - hypothèse légèrement absurde mais passons - cela était clairement visible désormais. Non, non, ça ne lui ressemblait pas de poser des questions comme cela. Il s'approcha d'elle avec précaution et passa son museau sur son front avec délicatesse.

"Plume ?"

Il chercha son regard, espérant qu'elle relèverait la tête à ses mots.

"Plume, qu'est-ce qui ne va pas ?" Demanda-t-il doucement.

Même si cela pouvait sembler moins délicat, c'était la plus sincère des questions.

Il écouta sans l'interrompre la suite saccadées de ses paroles, qu'elle acheva en se blottissant contre lui. Il avait senti son coeur se fendiller au fil des mots de la louve, et se dit qu'il avait sans doute eu vraiment raison de la suivre. Qui sait ce qui aurait pu arriver si ce n'avait pas été le cas. Il lui rendit son étreinte et posa une patte sur l'échine de la louve caramel avec douceur, sans briser le silence qui s'était déposé lorsqu'elle avait cessé de parler. Il goûta ce moment où seul le bruit de leurs souffle, le sien profond et presque imperceptible, et celui de Plume que les sanglots hachaient et faisaient sursauter de temps à autre. Il inspira profondément, humant son parfum délicat, le museau enfoui dans ses mèches colorées. Presque sans s'en rendre compte, il l'avait légèrement serrée contre lui, comme pour lui signifier avant de lui dire quoi que ce soit qu'il était là. Q'il la protégerait. Qu'il l'aimait, même dans son silence et sa stoïcité habituelle. Il avaient tant vécu depuis leur première rencontre. Même si le monde s'agitait autour d'eux, ils avaient affronté chacun leurs propres chimères. La louve lui avait permis de chasser les siennes - la sienne - même si la mort de Maât en avait réveillé le douloureux souvenir quelques temps durant. Il désirait tant l'aider de même. Lui dont l'univers n'était fait que d'une analyse perpétuelle et d'une rationalité à toute épreuve avait trouvé en Plume Blanche un cocon de réconfort où il n'y avait rien à comprendre de plus que ce que lui dictaient ses sentiments et ce qu'il éprouvait pour elle. Elle lui avait offert un petit coin de paradis dans son monde froid, de glace et sans couleurs.

"Tu n'as pas à t'excuser, Plume. Ce n'est pas de ta faute." Murmura-t-il. "Tu n'y es pour rien lorsque cela arrive."

C'était sans doute un bien maigre réconfort - il n'osait imaginer ce que cela faisait de perdre le contrôle de son propre corps et de découvrir ensuite que l'on avait commis tant d'atrocités. Pourtant, il savait pertinemment que Plume - sa Plume, sa douce compagne au regard aussi tendre que son sourire - n'était pas celle qui commettait tout cela. Il ne la jugeait pas coupable des méfaits que Dragonne faisait accomplir à son corps tandis qu'elle n'e avait pas conscience. Il se demandait parfois ce qui était passé par l'esprit de Yurai pour avoir gratifié une si douce louve d'un fardeau si grand. Ou peut-être les Dieux n'avaient-ils pas l'entière maîtrise des dons qu'il pourvoyaient ? Ils étaient incompréhensibles pour les mortels, même pour lui qui commençait à avoir largement ratissé les connaissances du monde les plus subtiles.

"Mais je t'en prie, ne pars pas." Souffla-t-il plus bas.
Ne me quitte pas.
Ne nous quitte pas.

Ne pars pas avant moi.

Il chassa les souvenirs poussiéreux qui refaisaient surface. Ce qu'il vivait désormais n'avait rien à faire avec ce qu'il avait vécu. Les chemins pris étaient bien différents celui qui s'offrait à lui semblait avoir, cette fois-ci, une échappatoire en son bout, et pas placée sous le signe de la Grande Faucheuse.

Ne t'en va pas...
J'me suis pas préparé du tout
À te regarder
Plonger à pieds joints dans ce trou
Creusé pour toi...

Non, il ne pourrait pas la voir partir. Pas après ces années passées à ces côtés, pas après tout ce qu'il avait compris grâce à elle. Il tenait à Plume bien plus qu'à quiconque. Les vieux fantômes n'étaient plus là pour le distraire de cette voie qu'il avait emprunté à ses côtés, elle les avait chassés de sa lumière. Et si cette lumière s'éteignait, il n'y aurait plus pour lui que des ténèbres.

Ne t'en va guère...
Je ne connais même pas les fleurs que tu préfères
Pour te les jeter par dessus coeur...

Il inspira de nouveau le parfum de sa compagne, comme pour la retenir près de lui par ce geste candide. Pouvait-elle deviner ? Pouvait-elle deviner que ce n'éait pas en restant mais en partant qu'elle le tuerait ? Il savait que son vieux coeur ne supporterait pas. Il n'en aurait plus la force, cela faisait de longues années qu'il trimait à encaisser les coups de ses maladresses sentimentales. Il avait trouvé en l'amour de Plume Blanche un sens à donner aux dernières années de sa vie. Alors si elle n'était plus là, qu'est-ce qui importerait pour lui ? Plus rien. D'autres auraient jugé cruel pour ses enfants, pour ses connaissances, de penser cela, de dire cela, mais elle seule avait cette importance pour lui. Elle seule était cette perle de pluie au milieu du grand désert de son coeur glacé.

Ne t'en va pas
Te confiner aux oubliettes
Je n' suis pas prêt
À te coiffer de cette croix
Où l'on aurait gravé ton nom avec des dates
Que l'on planterait comme un vulgaire plant de tomates...

Il se rendit compte sa gorge s'était serrée à la pensée qu'elle aurait pu disparaître, mouchée par la tristesse comme la lueur d'une bougie. Mais elle était encore là, c'était tout ce qui devait compter. C'était tout ce qui comptait.

"J'irais parler à Dragonne la prochaine fois. J'irais voir Yurai, j'invoquerais Cronos même si tu le veux." Murmura-t-il. "Je ferais ce qu'il faut pour que tu puisses vivre heureuse."

Il fourra son museau dans ses cheveux, comme pour masquer son hésitation.

"Je ne peux pas vivre sans toi Plume." Dit-il tout bas, la voix rauque. "Je suis désolé... J'en serai incapable."

Il se sentit coupable de dire cela, car il savait que lui-même ne tarderait plus à les quitter. Il sentait venir la mort au fil des mois, avec son haleine froide et ses yeux insistants qui se braquaient sur lui. Avait-il décemment le droit de lui demander de rester, alors que lui-même empaquetait doucement ses effets pour l'au-delà ? Oh, s'il avait pu choisir, il aurait demandé encore de longues années aux Divins afin de pouvoir continuer à veiller sur elle. Mais les choses étaient ce qu'elles étaient, tout comme était vrai ce qu'il venait de lui dire. Il ferma les yeux, ne laissant que l'odeur de la louve, le bruit de sa respiration et le doux tooucher de son pelage comme témoins de ce qu'elle répondrait.