Here lies a past that's not mine l P.V. Nala

Si Eva avait déjà eu l'occasion de visiter l'Île Fantôme, elle n'avait pas encore mis les pattes au cimetière, pour de nombreuses raisons. Déjà, c'était plutôt loin, et l'île était assez grande, ce qui l'avait découragé d'en faire le tour complet en une seule longue journée.

Ahah.

Qui pourrait accepter cette excuse pitoyable - elle même n'y croyait pas.

Si elle avait évité cette zone jusque là, c'était pour toute la profondeur qu'elle recouvrait. cette même profondeur qui la prenait aux tripes alors qu'elle se tenait simplement devant les grandes grilles de fer forgé. Elle agita sa longue queue vaporeuse, une de ses oreilles trembla doucement. Quelques temps plus tôt, cet endroit lui aurait donné des frissons, l'aurait mise mal à l'aise. Mais il fallait avouer que, de plus en plus, elle se sentait chez elle en ces lieux. La seule chose qu'elle ressentait en posant son regard sur les tombes, c'était de la curiosité et une... Intensité formidable. Elle fit quelques pas, franchit les gardiennes de métal, et posa les pattes sur le sol de terre meuble du cimetière.

Une tombe. Deux tombes. Dix, vingt, mille tombes. A perte de vue, des centaines de monticules parfaitement rangés, tous surmontés d'une pierre tombale gravée de mots doux - ou d'insultes. A chaque rangée et chaque pierre, Eva s'arrêtait quelques secondes, le temps d'observer ces glyphes indéchiffrables pour elle, avant de reprendre sa route.

Elle adorait ces moments de découverte, hors du temps. Elle passait son temps à les chercher, à les chasser, et à s'y prélasser. Exactement comme en ce moment. La jeune louve tourna sur elle même, fit quelques pas, les yeux emplis d'étoiles. Le cimetière avaient beau être un lieu sombre, déprimant et intensément triste, Eva le trouvait, comme tous les autres lieux, à son goût.

[Se passe avant l'arrivée de ce cher Chatouille ~]

Une silhouette massive se dessina entre les écharpes de brume et les doigts de pierre qui jaillissaient du sol, alors que la présence d'Ajani se révélait à son tour dans le Cimetière. Ce jour-là, Volstein prenait du temps avec sa famille et l'avait dispensé des leçons qu'ils suivaient ensemble. Suite à son entrevue avec la déesse elle-même, l'ex-pirate avait eu de quoi alimenter leurs réflexions et ses questions à l'Oracle. A mesure que le temps passait, il avait la sensation d'ouvrir les yeux sur des évidences, sur des réponses à ses interrogations, mais surtout à la quantité double desdites interrogations. Son séjour prolongé chez les Nakhus mettait à mal l'éducation qu'il avait reçu jusqu'à la fin de son adolescence, et chamboulait les principes auxquels il avait cru pouvoir se raccrocher contre vents et marées.

On lui avait enseigné la haine envers ceux du continent et leurs dieux. Haine qu'il devait éprouver à leur égard, parce qu'eux le traiteraient toujours comme un parjure. Le sang qu'il portait, l'endroit où il était né, ferait à jamais de lui un loup de la mer, un exclu à leurs yeux. Et pourtant, les Nakhus l'avaient accueilli comme l'un des leurs sans broncher, comme une famille. Ils n'avaient pas fait de réflexions sur l'odeur de sel que portait son poil de neige, s'étaient contenté de le traiter comme tout un chacun dans leur groupe. Il devait bien avouer qu'il ne s'était pas attendu à cela. Et la rencontre avec leur déesse, Yurai, avait également été une grande source de doute. Cette meute et sa divinité n'incarnaient en rien ce qu'on lui avait raconté des continentaux. Les Raeders pêchaient-ils simplement par ignorance ?

Tout à ses pensées, il avait traversé une vaste partie du territoire pour se rendre jusqu'à l'Île Fantôme. Outre le fait que cela lui permettait d'étancher sa soif lorsqu'elle devenait trop forte - il avait compris que rien d'autre que l'eau de mer ne parvenait à le désaltérer complètement... et aussi que cela était profondément anormal, car aucun autre loup n'agissait de la sorte -, il avait aussi envie d'aller finalement découvrir un chapitre de sa vie qu'il ne connaissait pas. Volstein lui avait parlé de nombreux loups dont il ignorait le nom, et le lion blanc savait qu'ils se trouvaient là-bas, dormant sous les tombes de pierres. Puisqu'il ne savait à qui d'autre parler d'eux, peut-être aller leur parler directement était la solution. C'était ainsi qu'il s'était retrouvé au cimetière.
Mais pas seul.

Il reconnut sans peine la silhouette d'une louve Nakhyu, Eva. Longiligne et les épaules hérissée de lourdes ailes, elle se tenait debout dans une allée, visiblement en pleine contemplation. Y avait-il des membres de sa famille ici également ? Le jeune loup hésita un instant, puis tâcha d'afficher une mine avenante et s'avança vers elle, en tâchant de ne pas arriver en silence pour ne pas la surprendre.

"Bonjour... Eva c'est bien ça ?" Lança-t-il, sans trop savoir comment entamer la discussion.

Dans les moments comme ça, elle regrettait de ne pas savoir lire. Qui sait ce que ces pierres auraient pu apporter comme savoir ! Vestiges d'une époque révolue, gardiens des âmes passées, les tombes étaient un livre dont elle ne pouvait parcourir les pages, coincée par son manque de savoir.

Elle se sentit particulièrement stupide. Même les plus jeunes loupiots, pour la plupart, savaient lire voir même écrire pour certains lorsqu'ils étaient assez astucieux et souples. Mais chez elle, les messagers retenaient les messages et les noms de tête, et nul besoin de savoir coucher sur le papier. Ils avaient tous une très bonne mémoire, à la fois des noms, des pelages, mais aussi de ce qu'on leur disait. Mais quant aux missives... Elle soupira. Puis un son se fit entendre, et elle détourna le regard de la tombe qu'elle fixait intensément pour se tourner vers le nouvel arrivant.

Ajani.

Qui ne le connaissait pas, dans la meute ? Ancien Raeder, appelé à devenir le prochain oracle selon Yurai elle-même, secondant Volstein depuis de longues lunes pour apprendre à mieux connaître qui ils étaient, tous. Elle ne le connaissait pas beaucoup personnellement, elle n'avait pas même souvenir de lui avoir beaucoup adressé la parole, occupée qu'elle était à vadrouiller aux quatre coins des terres pour en découvrir le plus de secrets possibles. Elle le détailla une seconde.

Il était son antipode. Là où elle était haute sur pattes, fine et agile, il était un concentré de puissance, bien ancré sur cette terre d'où il prenait appui et tirait sa force. De ses énormes pattes, un simple mouvement brusque lui suffirait pour lui arracher la tête.

Drôle d'idée, à laquelle Eva n'avait pas pu s'empêcher de penser. A côté, elle n'était qu'un jouet fragile, feuille délicate ouverte à tous les vents.

Elle sourit lorsqu'il entama la discussion.

Oui ! Et tu es Ajani.

Ca n'était pas vraiment une question. Elle leva le museau, et considéra le cimetière qui les entourait, comme un carcan d'ombres et de mystères.

Comment vas-tu ? La vie chez les Nakhus te plait-elle ?

Son regard glissa sur une tombe, et elle reprit sans attendre sa réponse :

Toi aussi, tu viens apprécier l'Histoire d'une terre qui ne t'appartient pas ?

Sa réplique n'avait été qu'un souffle, à peine audible.

Elle se détourna de la tombe qu'elle fixait jusque là pour se tourner franchement vers lui, et lui accorder toute son attention. Elle aimait à écouter les gens parler, et elle aimait aussi à montrer que ces discussions lui importaient. Si elle ne laissait rarement la curiosité prendre le pas sur la bienséance et les règles, dites ou non dites, de la communication ; elle adorait en apprendre plus sur ses prochains. Chacun avait une histoire qui lui était propre, qui avait forgé son caractère au fil d'épreuves plus ou moins compliquées et qui l'avaient façonné.

Ajani lui semblait avoir vécu plus que son content d'épreuves, et il était encore jeune. Eva songeait qu'il y en avait probablement encore bien d'autres à venir. Sa réponse ne l'étonna pas, à vrai dire elle n'avait pas grand chose d'autre à dire non plus de son intégration dans la meute. Elle rit, et se fendit de quelques phrases concises sur le sujet :

Oui, je t'avoue ne pas l'avoir ressenti comme ça, mais plutôt comme une délivrance que de retrouver un monde aussi tolérant et ouvert que d'où je viens, mais je comprends tout à fait l'effet que cela peut faire. J'avais très peur, en me séparant de ma famille, que ce ne soit qu'un bref voyage. Mais cet endroit est au contraire terre d'accueil.

Elle poussa légèrement la curiosité.

Tu es arrivé ici en cherchant ta place ?

La question était large, assez large pour être facilement esquivée si le grand loup blanc et brun le souhaitait. Si elle était curieuse, elle ne souhaitait surtout pas le mettre mal à l'aise.

Ses explications sur le cimetière, par contre, firent légèrement rougir ses joues. Quelle idiote ! Si Ajani n'était pas Nakhu d'origine, bien sûr que les loups des autres clans, voir des loups d'ailleurs, se trouvaient enterrés ici. Il n'y avait qu'elle, pour visiter des dalles et des stèles qui n'étaient pas les siennes. Sa voix baissa légèrement :

Ah ! Désolée, je n'ai pas réfléchi.

Elle n'aimait pas l'admettre, mais c'était mieux que s'entêter.

Non, loin de là, je visitais seulement ce fragment d'histoire. Je n'avais pas encore osé m'aventurer ici jusque là, je ne m'y sens... Pas à ma place. Je viens de bien trop loin, pour trouver les miens ici.

Elle laissa son regard courir sur le paysage désolé qui s'offrait à eux.

Tu veux que nous cherchions ensemble ? A moins que tu ne préfères être seul.

Une offre un peu stupide, vu qu'elle ne savait pas lire et qu'elle devrait lui faire tracer les glyphes dans le sol pour qu'elle ait une chance de les repérer, mais l'idée lui était venue et elle n'avait pas pris le temps de l'analyser avant de la soumettre.

Ainsi donc, la louve bicolore venait d'une contrée où les maître-mots était la tolérance et l'ouverture d'esprit. Maintenant qu'il commençait à avoir une meilleure connaissance du monde dans lequel il vivait et que de nombreuses questions naissaient peu à peu dans son esprit, Ajani pouvait aisément affirmer que ce n'était pas vraiment le cas du continent. Pour ce qui était de la meute Nakhu en revanche, il y avait une part de vérité. Ils étaient dépourvus de la plupart des préjugés que portaient les autres clans les uns à l'égard des autres - y compris celui dans lequel il avait grandi, il l'avait un peu tristement compris - et donnaient à tout un chacun sa chance de retrouver une existence et de donner un sens à sa vie. Même si Yurai ne l'accueillait pas comme disciple, un loup pouvait devenir Nakhu, car il s'agissait là d'un concept bien plus large qu'une simple appartenance de sang ou d'allégeance. Cependant, devenir Nakhu signifiait souvent acquérir une sagesse qui menait à devenir aisément enfant de la Corneille.

Il décida de jouer franc-jeu avec elle en répondant à la question suivante :

"Je suis venu ici car il s'agirait de ma destinée." Souffla-t-il. "La déesse Yurai a envoyé une vision de mon accession au rang d'Oracle au départ de Volstein, avant même que je ne connaisse l'existence de ce clan. Alors... me voici."

Il était étonné qu'elle ne soit pas au fait de ce qui s'était passé quelques temps auparavant, mais cela ne le dérangeait pas d'en parler, bien qu'il ne puisse agrémenter ces propos d'aucune certitude. Un jour dans sa vie était apparu un vieux loup blanc qui affirmait être sa famille, et lui avait énoncé prophétiquement qu'il deviendrait le prochain chef de l'un des clans du continent. Ensuite... Les choses avaient été très vite, s'étaient décidées sur une impulsion de cette ombre noire qui hantait ses rêves et ses pensées. Il l'attendait, cette ombre noire. Mais quand reviendrait-elle ?

Eva s'excusa ensuite, sans qu'il ne comprenne pourquoi puisqu'il n'avait été nullement offensé par ses propos. Elle enchaîna en contant qu'elle venait de loin, bien trop loin pour pouvoir trouver ici des noms qui lui étaient familiers. Ses yeux quittèrent le grand loup pour aller vagabonder entre les tombes, et il se demanda si cette pensée l'attristait. N'était-ce pas se sentir encore plus seul que de n'avoir même pas de noms auxquels se raccrocher quelque-part ? Lui-même avait été séparé de sa famille d'enfance, et il admettait sans peur au fond de lui-même qu'ils lui manquaient. Il fallait que les Nakhus deviennent sa nouvelle famille, mais il ne pouvait encore avoir avec eux la sincérité qu'il avait eue avec les Raeders. Le poids du secret pesait lourdement sur son coeur, parfois.

Il ne s'attendait pas à ce qu'elle lui propose de l'aider, mais cela ne lui déplut pas. Il avait envie d'apprendre à connaitre ces loups avec qui il vivait désormais, au moins jusqu'à ce qu'il fût décidé s'il était Oracle ou non. Il avait peut-être, quelque-part, besoin d'avoir enfin un ami qu'il ne perdrait pas. L'image de Rhaegar dansa fugacement devant ses yeux. Mais il était encore trop tôt pour aller s'aventurer ailleurs que sur les terres Nakhus. Il devait prendre son mal en patience, et attendre le bon moment. Il secoua légèrement la tête pour chasser cette vision et répondit avec un léger sourire :

"Avec plaisir. Je te remercie."

Il s'approcha d'elle et ses prunelles plongèrent au sol. Volstein lui avait appris à lire et à écrire, un apprentissage qu'il n'avait pas eu sur Morne-Oeil, mais il était encore très brouillon dans sa pratique. Ce fut donc d'une griffe un peu hésitante qu'il traçait quelques lettres au sol. Il n'était pas certain de l'orthographe employée, mais c'était ce sur quoi il se basait dans es recherches.

"Voici les noms que je connais." Murmura-t-il, sans quitter son oeuvre enfantine des yeux. "Roy. Maisie. Romance."

C'était malvenu. Tellement malvenu ! Mais à l'évocation de destinée, Eva ne put s'empêcher d'avoir un petit sourire un peu moqueur. Elle aimait beaucoup les Nakhus, elle aimait beaucoup ce continent, et elle était prête à se laisser aimer Yurai, la Corneille. Mais cette histoire de Destinée, c'était quand même un tout petit peu trop pour elle. Elle passa une patte devant son museau et secoua la tête.

Excuse moi Ajani je- désolée mais dis comme ça c'est tellement... Grandiloquent.

Elle plissa le museau avec un petit sourire.

Ça n'a pas du être facile, et j'imagine que beaucoup de gens attendent beaucoup de toi.

Ses plumes, sur son crâne, hochèrent en cadence alors qu'elle relevait la tête.

Ma maman nous disait toujours, quand on commençait à faire les intéressants - enfin surtout mon frère qui avait du mal à trouver sa place - que personne n'est indispensable, et qu'il faut faire attention à ce que l'on souhaite nous avant de se définir auprès des autres. Et que des gens importants, il y en a plein les cimetières.

Elle balaya de sa patte les tombes qui les entouraient pour appuyer ses mots.

Avec son frère, ça ne les avait pas tant calmé que ça, mais ils avaient eu le mérite de retenir la formule. Eva plissa les yeux et se pencha vers les sigles qu'il avait tracé au sol. Si elle ne savait ni lire, ni écrire, elle avait par contre une très bonne mémoire car si les loups volants avaient bien quelque chose à échanger aux autres peuples, c'était leurs talents de coursiers, et les lettres étaient toujours remises de mémoire. Elle essaya d'assimiler les symboles aux noms qu'il disait, et releva le nez, joyeuse.

Bien ! On peut prendre chacun un côté d'une allée, et comme ça cheminer côte à côté tout en optimisant le fait d'être deux ?

Elle n'avait pas grand commentaires à faire sur ces noms qui ne lui disaient absolument rien.

D'abord pris au dépourvu par la réaction d'Eva, le grand loup blanc finit par laisser échapper un petit rire lui aussi lorsqu'elle qualifia ses paroles de grandiloquentes. Chez les Nakhus, tous ceux qu'il avait croisés jusque là avaient pris très au sérieux cette histoire de vision et le fait qu'il soit choisi par Yurai. C'était bien la première à trouver cela comique, mais son amusement était contagieux. peut-être qu'il avait un peu dramatisé la chose en la présentant ainsi, il était vrai. Les faits demeuraient ce qu'ils étaient : Volstein avait eu un rêve transmis par Yurai durant lequel elle désignait l'ancien pirate comme son successeur. Et aujourd'hui, il en était là.

"Je crois bien, oui." Répondit-il. "Mais je ne suis pas à plaindre. Ainsi que je le disais, c'est une chance d'être accueilli chez les Nakhus. Je dois bien admettre que la vie y est bien plus confortable que là où je vivais avant."

Ce n'était évidemment pas la raison pour laquelle il était venu - puisqu'il l'ignorait de toute manière, n'ayant visité qu'un seul endroit du continent, au moment où il avait fait le choix de se retourner contre les siens - mais il aurait été malhonnête de ne pas l'assumer. Cela avait sans doute aidé à faire de lui le loup massif qu'il était, dans d'aussi bonnes conditions. Si les Raeders ne souffraient pas de famine, ils ne croulaient pas non plus sous la nourriture et les jours de rationnement étaient sans doute plus nombreux qu'il n'y paraissait.

Il écouta avec attention sa petite anecdote, qui le laissa pensif. Encore une phrase qui viendrait nourrir ses réflexions, à l'heure où immanquablement il deviendrait persuadé d'avoir été choisi, qu'il était nécessaire pour que les choses changent et évoluent. Cette pensée lui avait plus ou moins traversé l'esprit déjà sous forme d'une question. Il s'était souvent demandé si toute cette histoire de destinée était véritable, et les raisons qu'il pouvait y avoir derrière. Car si on l'avait vraiment choisi, s'il était écrit quelque-part que c'était lui le prochain Oracle, pourquoi valait-il mieux qu'un autre ? Il était déjà bien difficile de s'imaginer être à la hauteur de celui qui en occupait actuellement la place.

"Ce serait donc leur mort, et non pas leur vie, qui les a rendus importants ?" Demanda-t-il en relevant les yeux vers elle.

Il n'y avait pas d'animosité dans son ton, simplement de la curiosité. Voir jusqu'où allait cette drôle de formule lorsque l'on y réfléchissait. Il la vit porter attention à ce qu'il avait tracé au sol en plissant légèrement les yeux, avant de se redresser pour lui proposer deux alternatives. Un nouveau choix. Qui paraissait ne pas avoir d'incidence, un tout petit choix de rien du tout à côté d'autres plus draconiens qu'il aurait à faire ensuite. Il hésita, puis répondit prudemment :

"Cheminons ensemble, si tu le veux bien entendu."

Il ne savait pas trop sur quel pied danser, soudain. Il ne voulait pas lui imposer sa présence, mais appréciait sa compagnie et l'idée de continuer cette conversation tout en cherchant ce pourquoi il était venu en ces lieux était plutôt séduisante.

Elle hocha la tête en recevant sa réponse. Elle n'avait, après tout, absolument pas voulu le moquer avec sa remarque, au contraire.

Oui, c'est une belle opportunité pour toi de découvrir un autre monde ! C'est quand même génial, quand les choses se passent ainsi. Même pas besoin de faire d'efforts pour pouvoir mettre un bout de museau chez les voisins !

En tout cas, c'était ainsi qu'elle voyait les choses. Eva n'était pas une louve très difficile à contenter : une bonne histoire, un nouveau bout de terre à explorer, une âme avec qui discuter, c'était tout ce qu'il lui fallait pour être heureuse. Ah, et pas de Chatouilles, aussi. Surtout pas de Chatouilles, s'il vous plait, même si elle n'avait pas encore eu l'occasion de les expérimenter (mais s'en rendrait bien vite compte, croyez moi).

Elle désigna la première rangée de tombes.

Avec plaisir !

Mais attendit qu'ils s'y soient rendu, et d'avoir examiné quelques dernières demeures, avant de répondre à sa dernière réflexion. Ce fut un laps de temps assez long, parce qu'elle s'arrêtait devant chaque sépulture et plissait les yeux pour passer en revue les trois suites de sigles qu'il avait tracé, et qui ne voulaient pas dire grand chose pour elle en dehors des noms qu'ils représentaient. Mais elle finit par reprendre la parole :

Je pense plutôt qu'elle voulait dire par là que tout important que l'on soit durant notre vie, on finit tous au même endroit : au cimetière. Et que quelqu'un finit immanquablement par nous remplacer. Certains d'entre nous laissent leur trace en ce monde au travers de légendes et de contes, mais parfois ont été consumé par ce qui les a rendu célèbre.

Elle fronça les sourcils, un peu énervée. Elle n'arrivait pas exactement à exprimer le message qu'elle voulait faire passer, et en ressortait un certain agacement envers elle-même. Elle releva vivement la tête et fixa le loup blanc à la crinière de lion.

Ce que je veux dire, c'est que quelle que soit ta décision, fais attention à la prendre pour toi et pas pour ceux qui t'entourent.

Elle se rendit compte qu'elle avait peut être été un peu agressive et directive dans sa façon de s'exprimer, et se reprit, regardant de nouveau les tombes et aténuant le ton de sa voix pour qu'il ne soit plus qu'un doux filet d'eau glissant vers son interlocuteur :

Enfin tu veux, évidemment, c'est juste... Un conseil d'ami, si on peut appeler ça comme ça.

Les loups d'ici, elle l'avait remarqué, n'avaient pas l'air de toujours prendre beaucoup soin d'eux-même, et semblaient très affairés à satisfaire clan et divinités, sans prendre le temps de penser ce qu'ils souhaitaient eux, et ça la rendait parfois un peu triste de le constater, sans toujours pouvoir y faire grand chose.

L'optimisme simple et la bonne humeur de la louve bicolore étaient contagieux, et Ajani eut la sensation que son esprit s'allégeait un peu. Ils prirent l'allée face à laquelle ils se trouvaient d'un pas lent, et tandis qu'Eva scrutait la rangée à leur gauche, le jeune loup s'appliqua lui à lire les noms écrits sur la rangée de droite. Il n'était pas très rapide encore à la lecture, mais s'améliorait un peu plus chaque jour. Il fallait dire que les Nakhus avaient à leur disposition une bibliothèque véritablement gigantesque, il n'était donc pas très compliqué de trouver de quoi s'exercer sur un sujet intéressant. Il était concentré à essayer de déchiffrer un patronyme particulièrement long lorsque la voix de la louve ailée résonna à nouveau, l'arrachant à son exercice pour tourner vers elle son regard clair.

Elle explicita le sens de ses mots précédents en de longues phrases qu'Ajani nota soigneusement dans un coin de sa tête. Il se demanda comment il était supposé appliquer cela à son propre cas. Il était presque plus simple pour lui de suivre ce chemin, cette fameuse destinée que l'on disait la sienne, que de prendre la décision d'aller dans l'une ou l'autre des directions. Son coeur était encore déchiré entre les deux mondes, à mesure qu'il découvrait de quoi celui-ci était fait, bien loin de tout ce qu'on lui en avait raconté. Cependant, s'il avait été guidé jusqu'à l'endroit où il se trouvait maintenant par d'autres que lui, son entrevue avec Yurai lui avait clairement montré une chose : ce serait sa décision, et seulement la sienne, qui déterminerait de ce qu'il adviendrait de lui dans le futur. Il devait apprendre à faire les bons choix, pour revenir devant la Corneille assagi et prêt à assumer de nouvelles responsabilités. Ou résolu à quitter ces terres à jamais, mais alors... Alors il ne préférait pas y penser.

"Votre mère avait l'air de quelqu'un de sage." Répondit-il finalement. "Puis-je te demander pourquoi tu as quitté ta famille ? Une envie de découverte ?"

Puisqu'elle, elle savait pourquoi lui était parti, peut-être pouvait-elle lui rendre la pareille. Il était curieux, il était vrai, de comprendre d'avantage ce qui avait fait d'Eva ce qu'elle était, et ce point de vue un peu différent sur l'existence qu'elle paraissait avoir, se détachant du reste des Nakhus.

Elle rit doucement en entendant sa mère se faire appeler sage.

Elle l'est. Après, c'est un minimum nécessaire quand on a des os en carton pâte !

Elle agita ses ailes pour appuyer ses propos. Elle y revenait souvent, mais ils étaient loin d'être en haut de la chaîne alimentaire comme la plupart des loups - leur côté bâtard à la fois volant et terrestre faisait d'eux de mauvais chasseurs. Il leur était dangereux de s'attaquer aux grosses proies, et ils n'étaient pas aussi rapides que ces faucons qui striaient les airs en moins de temps qu'il ne faut pour le dire. Mais ils réussissaient à tirer leur épingle du jeu en chassant lapins et petits oiseaux, mais aussi en ayant un estomac adapté à une consommation omnivore, même si toujours tournée vers la viande.

La question la rendit pensive. Pourquoi était-elle partie ? Elle se plaisait, pourtant, dans sa famille. C'était formidable, et ils bougeaient beaucoup, alors pourquoi avait-elle ressenti le besoin de s'émanciper et de quitter une si aimante compagnie ? Elle passa à une autre tombe, plissant les yeux, sans reconnaître les lettres qu'on lui avait donné. Sa voix était plus assurée.

Oh, pour de nombreuses raisons. Déjà, oui, j'avais une énorme envie d'explorer des terres nouvelles, autres que celles que l'on parcourt durant notre migration annuelle. C'était beau, et intéressant, mais j'avais envie de nouveau.

Elle pencha la tête sur le côté.

Je m'en suis rendue compte plus tard, au bout de plusieurs mois même, mais je pense que j'avais besoin de me découvrir aussi. Ma famille est... Très proche, très gentille, mais aussi un peu étouffante. Sans le vouloir, évidemment, mais c'est difficile de se développer dans un environnement comme celui là, ou en tout cas c'était difficile pour moi. Je n'aurais jamais pensé rejoindre un clan, par exemple, mais ici j'ai l'impression de réussir à mieux me comprendre, au travers de mes actions pour les autres.

Son sourire s'élargit.

Et puis, ces terres sont si... Magiques, pour le meilleur comme pour le pire. C'est nouveau pour moi, et j'aimerais... En voir plus. Ca m'intrigue. Je trouve ça génial. Différent. Et il y a tellement de loups différents ! Chez nous, il y a des familles, qui pourraient si on veut remplacer le concept des meutes. Mais elles sont changeantes, éphémères, se construisent et se déconstruisent, c'est dans l'ordre des choses. Ici, tout le monde est très attaché aux traditions et au passé. C'est enrichissant, de croiser de nouvelles façons de penser, de comprendre de nouvelles personnes.

Elle chercha encore sur quelques tombes.

Je crois que je m'épanouis en la compagnie de mes congénères, là où je croyais avant prôner l'indépendance et la liberté. Je me rends compte que ces attaches me rendent plus fortes, et surtout me poussent à me dépasser.

C'était étrange, cette façon de réfléchir et parler sur elle-même. Sa voix était franche et assurée, mais en même temps elle avait l'impression d'apprendre ces choses en même temps que le loup blanc, au fur et à mesure qu'elle y pensait.

Ajani l'écouta avec attention, abandonnant quelques instants leur quête de ces pierres qui abritaient ceux de son sang. Le terme de migration annuelle l'intrigua, et lui laissa penser qu'Eva venait d'un peuple ayant effectivement des coutumes bien différentes des leurs. Il avait déjà entendu ce terme ici, sur le continent, pour parler des déplacements des oiseaux ou des herbivores. Sur Morne-Oeil, le phénomène était nettement moins marqué, et surtout il n'y avait pas vraiment prêté attention dans ses jeunes années. La louve ailée devait donc avoir une grande soif de découvertes, si même vivre sur différentes terres ne lui avait pas suffi. C'était étonnant qu'elle ait fini par se poser chez les Nakhus et y rester. Leur territoire était loin d'être le plus grand du continent, et plutôt enfermé dans son coin. Il ne l'interrompit pas cependant pour lui exprimer sa surprise. Il aurait tout le temps de lui demander une fois son récit terminé - et peut-être aussi aurait-il la réponse dans les péripéties à venir.

Il l'écouta parler de ses impressions sur ce monde, sur le fait que tout le monde était très attaché aux traditions et aux vieilles valeurs. Il ne pouvait qu'être d'accord, malheureusement. Cela commençait à faire quelques temps qu'il se posait doucement la question de l'origine de la haine que tous se vouaient les uns aux autres sans trouver beaucoup d'autre réponses que cette fameuse tradition. Comme s'il était inscrit dans la pierre que les Raeders étaient les ennemis de tous. Ils avaient fini par le devenir, avec les sacrifices qu'ils avaient fait à Ceto, mais une partie de lui voyait là les conséquences d'une amertume forcée. Car leur malédiction ne faisait en rien d'eux des ennemis des continentaux, après tout. Doucement mais sûrement, la réflexion mûrissait dans l'esprit du jeune loup, sans qu'il ne sache exactement jusqu'où elle le mènerait. Il avait déjà changé de trajectoire depuis son arrivée, il en était conscient. Mais voulait-il vraiment la corriger ?

Ses dernières paroles le laissèrent songeur. S'il y avait bien une chose qu'il ne faisait que contempler chez les autres sans y avoir vraiment baigné encore, c'était cet étrange concept qu'était... l'amitié. Sa situation faisait que ses attaches étaient vacillantes, teintées d'une distance que le secret obligeait à garder. Il restait Creek, mais Creek était loin, et ç'avait été son mentor, son grand-frère plutôt qu'un ami. Limule était sa soeur, et elle devait comme tous le haïr désormais, tenue dans l'ignorance. Volstein était à la fois son mentor, quelqu'un de sa famille et surtout le chef de cette meute dans laquelle il devait s'intégrer. Il n'avait pas vraiment tissé de lien fort avec les autres Nakhus, ils étaient simplement des connaissances amicales - mais tous les Nakhus étaient amicaux, alors ce n'était pas vraiment quelque-chose d'exceptionnel - mais à qui il ne pouvait se confier sans risquer de mettre une patte trop loin. Il était encore trop tôt. Il demeurait trop de doute.
Il restait Rhaegar, bien-sûr. Peut-être le seul vers qui il aurait encore pu se tourner, s'il ne s'était pas résolu à ne jamais quitter les terres Nakhus tant que son futur n'était pas décidé par une lumière violette, ou son absence.

"Crois-tu avoir réussi à trouver ta place ?" Souffla-t-il simplement en réponse.

Etait-ce même possible d'un jour sentir que l'on était exactement où la vie voulait que l'on soit, pour être heureux et faire le bien autour de soir ? Eva était un peu comme lui, encore jeune. Et pourtant, elle lui paraissait avoir vu tant de choses de plus, être bien plus sage. Etait-ce possible de se sentir à la hauteur de cette place que l'on vous donnait ?

Crois tu avoir réussi à trouver ta place ?

Une question a laquelle elle ne s'attendait pas vraiment. Elle s'arrêta et releva la tête, de tournant a demi vers Ajani qui s'était arrêté quelques tombes plus tôt. Elle lui offrir un sourire et répondit, presque du tac au tac :

Je ne pense pas qu'une place m'attende quelque part. Ma vie me convient, je suis heureuse, donc je ne compte pas la changer.

C'était aussi simple que cela. Soyons honnêtes, elle trouvait que le lion blanc se posait beaucoup trop de questions. Mais d'un autre côté, le dilemme qu'il avait en face de lui était probablement beaucoup plus complexe qu'il n'y paraissait. Il devait faire un choix, et comme pour tous les choix, il devait donc renoncer à quelque chose.

Mais même si on peut repousser un choix, on ne peut pas le faire indéfiniment au risque qu'il se fasse tout seul à notre place. Facile, alors, de se dire victime du destin ! Mais ca n'est qu'une autre façon de choisir, et l'on se retrouve simplement face aux conséquences de ses actions.

Eva sourit, et reporta son attention sur les stèles. Elle allait assez vite, cherchant les concordances sans vouloir dechiffrer ceux qu'elle ne connaissait pas. Elle finit par sautiller sur place.

Ajani ! Je crois que j'en ai trouvé une !!

Elle bondissait et tournait autour de la stèle, en espérant ne pas s'être trompée. Elle éprouvait aussi une petite pointe de tristesse : cette tombe, qui importait tant au massif loup bicolore, ne lui évoquait rien. Elle était semblable à celle de gauche, a celle de droite, et a toutes les autres tombes du cimetière.

La réponse fusa sans hésitation, amusante dans sa formulation. Car aux oreilles d'Ajani, la réponse lui semblait être oui, bien qu'Eva eût clairement affirmé qu'elle ne croyait pas que l'attende une quelconque place. Lui se posait bien souvent la question, de cette place qui devait être la sienne, du chemin qu'il lui fallait emprunter pour aller là où était... destiné à être ? Sans qu'il ne soit encore au courant, les prémices de leur conversation avaient planté dans son esprit les graines d'une réflexion nouvelle, qui bouleverserait sans doute la manière dont il voyait son implication dans cette espèce de prophétie. Bien-sûr, en cet instant, il n'avait pas assez mûri cette idée pour y attacher une grande importance ou qu'elle change son regard sur sa propre vie. Mais elle demeurait là, grandissant lentement, silencieuse.

Il recommença son avancée, lentement, dans la direction de la louve bicolore qui bondissait de gauche à droite avec un grand sourire - il était impressionnant de constater combien elle paraissait légère malgré les grandes ailes qui s'étendaient autour de son échine - et se remit à scruter les stèles, à demi-concentré sur cette tâche, à demi sur les différents propos qui lui avaient été rétorqués durant les instants précédents. La voix d'Eva résonna soudain, l'arrachant à sa propre recherche, pour lui indiquer qu'elle avait trouvé quelque-chose. Ajani redressa les oreilles et décolla du sol sa silhouette massive pour la rejoindre en quelques bonds. Ses yeux lurent eux aussi un mot familier sur la pierre piquetée de mousse.
Maisie.

"Bien joué." Lança-t-il en adressant à son tour un sourire à la louve ailée.

Si Volstein avait dit juste, les autres se trouveraient non loin, car leur famille avait été rassemblée plus ou moins dans le même coin du Cimetière. Il se demanda s'il était supposé éprouver du chagrin à la vue de ces pierres sous lesquelles reposaient ceux de son sang. Il ne les avait après tout pas connus. Ils étaient des noms, des histoires, mais pas des souvenir et encore moins anciens. Une pointe de culpabilité le saisit à cette pensée, et il ne put s'empêcher d'ajouter, comme pour justifier cette recherche qui ne faisait pas naître en lui ce que tous considéraient comme une émotion normale :

"Maisie était la grande soeur de Volstein. Elle a été tuée par la maladie Everbloom lorsqu'elle était très jeune, après s'être battue pour la vaincre."

C'était ainsi que l'histoire la retenait. Jeune louve, jeune guerrière et jeune mère, morte pour son clan aux côtés de celui qu'elle aimait. Une romance tragique, mais qui avait tout le potentiel pour rester gravé dans les mémoires, voire même finir en une sorte de conte un jour, lorsque des centaines de lunes se seraient écoulées. Ses yeux froids finirent par trouver dans les pierres qui se dressaient après les deux autres noms qu'il cherchait. Quelques autres aussi, dont la lecture lui était familière mais sur qui il ne parvenait pas à placer d'histoire. Lorsque viendrait pour lui le jour de prendre la place de Volstein, il devrait connaître tout cela. Il devrait être à la hauteur.

Il secoua la tête et lança doucement :

"Je dois aller jusqu'à la mer. Souhaite-tu que nous continuions à marcher ensemble ?"

C'était singulier comme déclaration, il en était conscient. Mais il savait que sa particularité pourrait alimenter les ragots, les préjugés - bien que fort peu de Nakhus ne semblent en avoir - ou donner des doutes sur son attitude, aussi s'efforçait-il de garde discrètes ses petites expéditions, d'où il revenait à nouveau empli d'énergie. Il n'était cependant pas plus mal qu'au moins un loup sache ce qu'il en était, si jamais quelqu'un se mettait à jaser à ce sujet. Et une petit voix lui murmurait qu'Eva était digne de confiance à ce sujet. Après tout, elle lui en avait révélé sans hésiter sur sa famille et ses origines.
Comme si lui, était digne de confiance.

La congratulation, bien que très classique, lui réchauffa le coeur. C'était bête car c'était un coup de chance, il aurait pu trouver la tombe tout autant qu'elle, mais c'était fou comme de si simples mots avaient tant de pouvoir. Eva recula d'un pas, s'attendant à quelque chose de la part du loup blanc. Allait-il... Se recueillir ? Prier ? Questionner ?

A sa surprise, il n'eut qu'un regard assez neutre, passé, pour la pierre. Et quelques mots très... Objectifs. Et à propos de Volstein. Eva était assez confuse - faisait-elle partie de sa famille, ou uniquement de celle de Volstein ? Etaient-ils lié ? Etait-il venu ici avec des questions sur le loup aux tresses, ou sur ses propres origines ?

C'était confus.

Mais ça n'était pas là sa place, jugeait-elle, de poser des questions. Il pouvait bien venir voir toutes les tombes qu'il souhaitait, et leurs jeter tous les regards neutres de la terre, il était un loup libre en terres libres et faisait bien ce qu'il voulait. Une question cependant demeurait, assez neutre pour qu'Eva la juge innocente :

Everbloom ?

Elle en avait entendu parler, autant que des pirates : de vagues bribes dont il était difficile de dénouer la fable de la réalité. Des plantes un mal qui rongeait, des batailles gagnées et d'autres perdues. Comme l'âme de cette louve, Maisie, qui n'était plus qu'un monticule de terre surmonté d'une pierre gravée. Le dos d'Eva s'ébouriffa légèrement. Elle n'aimait pas trop les cimetières qui lui rappelaient le côté éphémère de leur existence. Elle aimait à y venir, rarement à y rester. Lui était-il plus simple de rester dans celui là, où elle ne connaissait aucun résident ? Elle n'avait pas de réponse.

La question du lion blanc sonna étrangement à ses oreilles. Bizarrement tournée. Comme une question innocente, mais lourde, tellement lourde de conséquences. Eva ne savait pas quelle était la bonne réponse à cette question, mais une note l'empêcha de refuser. Une note d'espoir, de supplique, une volonté sous-jacente assez forte pour transparaître ? Existant, dans le simple fait qu'il ait osé proférer sa requête ?

Et puis, comme si Eva pouvait refuser telle invitation, de toute façon. Elle était toujours partante, pour un peu de compagnie.

Si ma présence ne t'importune, je t'accompagnerai avec plaisir.

La curiosité transparaissait dans son regard, si ce n'était dans son attitude. Elle n'avait ni l'habitude ni l'envie de cacher ses émotions et pensées, sauf si elles pouvaient blesser, et la curiosité faisait tellement partie de son tempérament que ça en était une seconde nature chez elle.

Elle observa ce loup si massif. C'était si difficile, de savoir à ce dont il pensait. Il avait ce regard perdu dans le vague, tourmenté. Comme s'il avait une puce sur une oreille, et qu'il n'arrivait pas à déterminer laquelle, mais en vraiment pire. Ca attristait un peu Eva de le voir se faire des noeuds au cerveau, comme ça. Autant elle trouvait que certains loups ne réfléchissaient pas assez, autant elle trouvait que d'autres se créaient des soucis là où il n'y en avait pas.

Elle trottina vers l'allée centrale du cimetière, se dirigeant vers l'entrée en laissant Ajani donner le rythme. Elle n'était là que pour apporter un coup de pouce - au mieux.

Il fut un peu surpris que la louve bicolore lui pose la question de ce qu'était Everbloom. Il n'en avait connu les détails que lors de son apprentissage avec Volstein - chez les pirates, on racontait surtout comment la fondatrice des Raeders, Paprika, avait brisé son glowstick quand la maladie l'avait transformée en monstre. Cependant, c'était peut-être parce qu'elle occupait une place importante dans l'histoire de leur famille que son mentor lui avait fait part de tant de détails. C'était une période bien ancienne, Volstein lui-même n'était pas encore né à ce moment-là. Mais cette histoire impliquait ses parents et ses grands frère et soeur.

"Everbloom est une maladie qui a fait rage sur le continent il y a très longtemps, avant que notre oracle voit le jour." Répondit-il doucement. "Elle transformait les terres en jungles impénétrables, et les loups malades pouvaient devenir des monstres. La mère de Volstein, mon... arrière-grand-mère, a été victime de ce mal. Les loups ont dû s'unir pour le combattre tous ensemble et sauver ceux qui avaient été infectés."

Ca pouvait sans nul doute être une bonne histoire, oui. Une fin un peu tragique mais qui achevait la bête, des noms qui restaient gravés dans l'histoire. On retenait les loups qui y avaient participé pour leur bravoure, leur ingéniosité, le sacrifice nécessaire qu'ils avaient fait pour sauver tout un continent. Les paroles qu'Eva lui avaient adressées un instant plus tôt lui revinrent à cette pensée, teintée d'une douce ironie. Ce cimetière était bel et bien plein de gens célèbres.

Un léger sourire, remerciement muet, se dessina sur le museau d'Ajani alors que la loue ailée acceptait de l'accompagner. Certains y auraient peut-être vu là une attitude étrange, qui frisait l'indécence, mais il y avait encore dans l'esprit du jeune loup une sorte de candeur qui faisait que de telles pensées ne lui venaient même pas à l'esprit. Il avait bien d'autres choses auxquelles penser avant. Ils se mirent donc en marche et quittèrent les abords du Cimetière. L'Île Fantôme n'était pas très grande, aussi ne fallut-il pas longtemps aux deux canidés pour atteindre la plage la plus proche.

La mer était calme ce jour-là, et se déroulait en petits rouleaux paresseux sur la côte de sable pâle. Des lambeaux de brume couraient ça et là, au-dessus de sa surface irrégulière. Les embruns qui lui fouettèrent le museau arrachèrent un inspiration profonde au loup blanc. Sans hésiter - parce qu'il n'avait aucune raison de le faire - il s'avança directement vers l'océan. Un frison parcourut ses pattes lorsqu'il y entra de quelques pas. L'eau était glacée ici, en pleine mer, bien plus que sur les plages qui bordaient le continent. Il baissa la tête et se mit à laper l'eau salée. A peine les premières gorgées eurent-elles franchi sa gorge qu'il sentit une énergie nouvelle courir dans tout son corps. Comme si jusque là, il avait été un peu groggy comme on l'est au réveil, et qu'ensuite notre esprit s'éveille réellement.

Il redressa finalement la tête et secoua la cou. Cela faisait longtemps qu'il n'était pas venu, et la transformation était presque physique. Il se tenait plus droit, son regard était plus vif, et surtout il se sentait enfin pleinement désaltéré. Il savait que l'impression ne durerait pas, mais en cet instant elle était délicieuse. Il tourna la tête vers Eva et fit volte-face, ne voulant la contraindre à avancer elle aussi dans l'eau glacée pour entendre ce qu'il voulait dire.

"J'ignore si une force quelconque a voulu me jouer un mauvais tour, mais l'eau du continent ne parvient jamais à étancher complètement ma soif." Lança-t-il avec la volonté d'y faire poindre comme un zeste d'humour et de légèreté - mais il n'était pas encore très doué pour cela, il fallait bien l'avouer.

Elle écouta avec attention cette histoire d'Everbloom, notant au passage la relation filiale qui unissait Ajani au vieux loup blanc. Son grand-père. Le connaissait-il depuis le début ? Où avait-il redécouvert sa parenté en revenant sur les terres ? Eva en éprouvait une grande curiosité mal placée qu'elle se garda bien d'exposer au monde. Elle se rendait compte aussi que les Raeders avaient une histoire bien plus compliquée que ce à quoi elle s'était attendue. C'était un groupe très récent, en fait, contrairement à ce qu'elle avait pensé jusque là. Elle s'imaginait une lignée de pirates remontant à une ère révolue, mais les racines étaient encore des noms connus voir reconnus, avec des attaches aux familles des continents.

Ou Volstein, peut-être, s'était-il échappé aussi de l'Île des Raeders ? Elle n'avait pas entendu ça, mais ne connaissait que peu son histoire aussi. Elle choisit de ne pas s'avancer - peut-être serait-il un temps, plus tard, de l'évoquer.

Elle apprécia les chatouilles du sable fin entre ses doigts, alors qu'ils arrivaient sur la plage. La louve bicolore était un oiseau. Une fille de l'air. Elle louvoyait entre les nuages, et le ciel était sa maison. Dans l'eau, elle ne valait rien. Oh, elle aimait l'eau ! Et la pluie ! Mais le liquide alourdissait sa ramure et l'emportait par le fond.

Ajani était un Raeder, un loup de la mer. De l'Océan, avec une majuscule. Eva ne s'en était pas vraiment rendu compte jusque là. C'était une donnée comme une autre, un surnom, un patronyme. Elle n'y avait jamais attaché d'importance, comme elle n'attachait pas d'importance aux sexe ou à la couleur du pelage d'une personne. C'était quelqu'un, et c'était tout.

Mais lorsqu'elle vit l'action qu'avait sur lui l'eau salée et impétueuse de la mer, cela prit tout son sens. Les Raeders n'était plus un peuple lointain, une filée d'histoires, non. Ils étaient des Pirates, des Loups de l'Océan, des êtres liés aux flots au plus profond de leur chair.

Son coeur se serra.

Elle comprenait peut-être un peu mieux le déchirement qui ravageait le lion blanc. Ce devait lui couter de renier ses origines. Ca n'était pas juste prendre ses valoches et changer d'île, c'était bien plus profond. Et quelle contrainte ! Il pouvait visiblement boire de l'eau claire. Mais en toutes quantités ? Pouvait-il mourir du manque d'eau salé ? L'eau perdait-elle ses propriétés si on l'éloignait de sa source, ou pouvait-il en stocker en quantité, par exemple, au Dédale ?

Eva s'astreignait à bloquer le flot de paroles qui lui venait. Le loup blanc avait beau le tourne en dérision, elle n'arrivait pas à trouver ça anodin. Après, le dramatiser ne ferait que le mettre mal à l'aise aussi. Elle pencha ses oreilles en avant :

Je peux... Te poser des questions ?

Cassant complètement la volonté initiale du grand loup de la garder au sec, elle trotina autour de lui et alla barboter dans la mare, se mettant de l'eau jusqu'aux ergots à peu près, jouant passivement avec les vagues, sans s'éloigner ni faire d'éclaboussures. Juste profitant de la fraicheur et des caresses du ressac.

Elle n'était pas effrayée. Ni rebutée, ni

Ni rien du tout

Elle était, comme toujours.

Très curieuse.

A peine eut-il entamé son mouvement pour retourner vers elle qu'Eva avait pris les devants pour venir vers lui. Visiblement, elle ne craignait pas du tout l'eau froide, bien au contraire. Elle trottina entre les vagues douces jusqu'à se retrouver à son niveau, la mine sérieuse comme si elle réfléchissait. Durant un bref instant, il se demanda s'il avait eu tort de lui révéler ce secret. Il avait conscience de l'étrangeté de cette condition - ça n'avait pas été très compliqué à comprendre une fois qu'il avait rejoint le continent - mais surtout du fait que cela trahissait encore un fort lien entre lui et ses origines. Il n'avait pas souvenir d'un autre Raeder qui comme lui avait besoin de boire de l'eau salée, mais pour les continentaux la symbolique pouvait être forte. Il ne savait pas jusqu'à il pouvait aller dans sa privation, mais il ne voulait pas non plus qu'on brandisse cet étendard face à lui pour prétendre qu'il ne serait jamais des leurs. Peut-être repoussait-il les craintes qui n'étaient pas liées à cette pseudo-malédiction sur elle pour s'en retirer la culpabilité.
C'était si compliqué encore.

La voix d'Eva résonna doucement au-dessus de l'eau et sur le murmure des vagues, lui demandant si elle pouvait lui poser des questions. C'était singulier comme manière, parce qu'elle aurait simplement pu les poser et considérer son absence de réponse ou son retrait comme une volonté de ne pas y répondre. Encore une forme de politesse dont les Raeders ne se seraient sans doute jamais embarrassés. Le style était plutôt franc et direct là-bas, sur l'Île où la survie pouvait dépendre de la rapidité à laquelle parvenaient les informations.

"Bien-sûr." Répondit-il en rivant sur elle ses prunelles bleu glace.

Une lueur curieuse s'était allumée dans son regard, alors qu'il se demandait ce qu'elle avait derrière la tête.

Elle sourit à sa réponse et alors la digue se brisa. Il ne savait pas dans quoi il s'embarquait.

D'accord. T'es pas obligé de répondre hein ! Si y'en a qui t'embêtent. Même si t'as dit oui.

Elle en connaissait trop qui, une fois décroché le oui, se retrouvaient gênés mais contraints moralement à débiter les réponses, le rouge au loup. Certains avaient conscience de leur liberté de rétractation - d'autres, non. Eva laissa sa longue queue argentée tomber dans l'eau salée, et la releva pour la laisser gouter dans des plic ploc délicats.

Est-ce que c'est désagréable à boire ? Ca ne te brûle pas la gorge ?

Elle se doutait que non, mais sait-on jamais.

Est-ce que tu préfères l'eau douce, ou salée ? Tu peux boire de l'eau de n'importe quel endroit, tant qu'elle est salée, ou c'est uniquement l'océan ? Et que cet océan là, ou les autres aussi ? Si tu transportes de l'eau dans des réservoirs, tu peux toujours la boire, ou elle finit par perdre ses qualités régénératrices ?

Elle réfléchissait à toute allure. Et comme on lui avait permis de parler...

Et si tu sales de l'eau, c'est la même chose, ou tu dois forcément te déplacer jusqu'ici ? L'eau des terres ne te désaltère pas, mais t'est-elle nocive ? Est-ce qu'elle te permet de survivre ? Est-ce que-

Elle se stoppa.

Trop de trop.

Elle prit le parti de sourire largement et agiter sa queue comme un fanion pris dans le vent, ravie.

Désolée ! Je suis juste très curieuse. Décidément, ce continent me passionne !

Elle ne semblait pas vraiment désolée, en fait.

Il avait, en acceptant qu'elle l'interroge, ouvert une vanne insoupçonnée. Un flot de questions s'écoula des babines de la louve bicolore, trop rapide pour qu'il puisse prendre le temps de répondre à chacune d'entre elles avant que la suivante ne surgisse. Il l'écouta donc avec attention, un sourire amusé naissant sur le museau, attendant avec patience le moment où elle arriverait à bout de toutes ses interrogations pour reprendre la parole. Quelques bourrasques de vent vinrent gonfler leur pelage, dessiner des vagues dans le col de fourrure et agiter les plumes de la louve ailée. Après un moment, Eva sembla prendre conscience que répondre à toutes ces questions allait déjà demander une certaine réflexion - ne serait-ce que pour les retenir toutes - et s'interrompit avec un grand sourire. Derrière celui-ci, Ajani aperçut sans peine qu'il restait une large vague de questionnements qu'elle était parvenue à retenir et qui surgiraient sans doute une fois qu'il aurait donné quelques réponses aux autres. Le loup blanc était bien placé pour savoir que lorsque l'on posait une question, on récoltait souvent une réponse et dix autres questions plus complexes encore. Lui-même était plongé dans l'une de ses phases, où la découverte de la meute Nakhu, au lieu de le conforter dans l'un ou l'autre des points de vue, soulevait nombre de questionnements dans son esprit et le rendait encore moins sûr de lui.

Il eut un petit rire lorsqu'elle acheva sa tirade en ajoutant combien le continent la passionnait. C'était d'autant plus amusant qu'aux yeux du grand loup, c'était elle qui était une sorte de curiosité, venue d'un autre monde, les épaules ornées de grandes ailes.

"Je vais essayer de répondre à tout." Répondit-il en secouant la tête pour chasser quelques mèches que le vent venait faire chatouiller son museau. "Ca ne brûle pas, non, c'est peut-être... plus piquant ou plus fort que l'eau des rivières et des lacs. Comme goûter deux proies différentes. Pour toi elle brûle ?"

Il n'avait pas vu grand monde en boire ou essayer d'en boire, aussi ne savait-il pas trop quel en était l'effet sur ses congénères. Désagréable, sans aucun doute, puisqu'aucun n'en faisait une expérience quotidienne.

"Je préfère celle-ci, parce qu'elle m'apporte... quelque-chose. L'eau douce est plus fade, et je m'affaiblis si je ne bois que de cette eau, bien que je ne sache pas exactement pourquoi. Pour le reste... Je n'en ai aucune idée, je dois bien l'avouer."

Il eut une sorte de sourire désolé.

"Je n'ai jamais transporté l'eau de l'océan ailleurs. Sur l'île de Morne-oeil, ce n'était pas nécessaire, et ici, je doute que tout le monde voit ça d'un bon oeil. Et je n'ai jamais vu d'autre océan que celui-ci."

En vérité, cette question l'avait intrigué pour une autre raison : il n'avait jamais considéré qu'il puisse y avoir plusieurs océans. Il y avait l'Océan, et c'était un grand tout, une sorte d'entité qui s'incarnait dans les vastes étendues marines autour des continents. C'avait toujours été une certitude, peut-être parce qu'il était établi qu'il s'agissait de l'Océan qui entourait les terres de Punk-Wolf. Il l'avait lui-même vu sur une carte, aux côtés de Volstein, lors d'une de leurs leçons à la Bibliothèque.

"Je ne sais pas si l'eau de l'Océan a cet effet sur moi parce qu'elle est simplement salée," Ajouta-t-il doucement, en baissant la tête pour frôler de sa truffe les vaguelettes qui venaient clapoter contre leurs pattes. "J'ai le sentiment que c'est plus complexe que cela. Mais l'expérience pourrait être amusante."

Encore fallait-il trouver de quoi saler de l'eau sur le continent.

"L'eau douce n'est pas un poison pour moi, ou alors un poison qui agit très lentement. Je n'ai jamais cherché où était la limite à l'état de faiblesse qu'elle crée sur moi."

Il prit conscience qu'il parlait énormément de lui, mais étonnamment, il ne se sentait pas aussi gêné qu'il aurait dû. Il redressa finalement la tête et acheva :

"Puis-je moi aussi te poser une question ?"

La comparaison à deux proies différentes était intéressante, et surtout lui permettait de vraiment comprendre la différence. Pour avoir déjà gouté de l'eau salée, jamais elle ne l'aurait qualifié ainsi ! Mais si c'était ainsi que la réalité s'offrait à lui, alors soit. Eva pencha la tête et frôla l'écume du bout du museau, presque tentée de le plonger dedans. Si seulement pour elle ce gout n'était pas si infect ! Le souvenir l'empêchait de tenter de nouveau, dieu merci.

Elle ne semblait pas écouter alors qu'elle penchait sa tête à droite, à gauche, mais elle était au contraire toute ouïe. Et à la justification pour laquelle il ne ramenait pas de l'eau de l'Océan en terres Nakhus, elle s'offusqua.

Ajani, penses tu vraiment qu'un seul Nakhu s'abaisserait à te juger pour boire de l'eau venant de l'Océan ? J'imagine que tout le monde serait curieux, oui, mais rien de plus. Au contraire, je suis sûre qu'ils - on ! - se relayerait pour garnir une réserve au dédale !

Son sourire était à la fois amusé et polisson. Elle préférait prendre le parti de s'amuser de le sentir si peu à l'aise avec les autres violets. Une sorte d'innocence, de méconnaissance. C'était toujours mieux que d'être triste de le voir si peu en confiance de ses congénères. Comment pouvait-on en venir à douter de ses besoins les plus primordiaux, de vouloir cacher ses nécessités les plus vitales ? C'était tellement blessant.

A sa dernière injonction, ses oreilles pivotèrent vers lui.

Bien sûr. Il serait malvenu de ma part de refuser. De plus, je n'ai rien à cacher - enfin je crois !

Si elle ne se voyait pas étaler sa vie aux yeux des autres, elle ne voyait pas l'intérêt de cacher quelconque aspect de sa vie. Et elle avait encore beaucoup, beaucoup de questions mais ça n'était pas le moment de repartir dans une litanie ininterrompue.

Eva parut à la fois amusée et outrée par son explication quant au fait qu'il n'avait jamais songé à amener d'eau de mer chez les Nakhus. Une réaction peut-être un peu naïve aux yeux du grand loup, parce qu'il demeurait quelqu'un venant d'un ailleurs qui n'était pas apprécié. Il découvrait petit à petit que les disciples de la déesse Yurai étaient bien loin d'être les monstres que l'on décrivait sur Morne-Oeil, mais comment savoir jusqu'où allait cette tolérance presque inconditionnelle qu'ils montraient à tout égard ? Le fait qu'ils acceptent cette étrange particularité était pour lui loin d'être une évidence, puisqu'elle leur rappellerait à chaque fois d'où il venait. Il était un enfant de ces loups maudits qui avaient capturé des congénères d'autres meutes pour les sacrifier sur l'autel de l'Océan. C'était sans nul doute là quelque-chose de très difficile, peut-être même d'impossible, à pardonner.

"Jusqu'ici personne ne m'a posé de beaucoup de questions sur ma famille d'origine," Admit-il "ou même fait de remarque désobligeante à ce sujet, au sujet de ce qu'ils ont fait par le passé. Je... n'ai pas encore le sentiment d'appartenir complètement aux Nakhus encore. Je ne saurais te dire pourquoi."

Il ne s'attendait pas à cette confession, qu'il faisait à lui-même autant qu'à la louve bicolore. C'était une chose difficile à accepter, parce qu'il travaillait chaque jour à s'intégrer au mieux. Il était toutefois inutile de se voiler la face, une petite piqûre de rappel de la réalité aidant de temps en temps à mieux avancer ensuite. Il conclut avec un léger sourire :

"Je sous-estime sans doute encore la bienveillance des disciples de Yurai."

Il lui restait encore beaucoup à apprendre, et il en était conscient. Il n'était qu'au début d'un chemin qui serait long, tortueux, et à l'issue incertaine. Il était cependant loin de ce douter, à cet instant, de la nature des événements qui viendraient très bientôt bouleverser sa vie et celle de tout le clan.

Sa question à lui était d'une simplicité innocente, d'une curiosité presque enfantine. Il y avaut une chose qu'Eva possédait, qu'il ne possèderait jamais : ce don de légèreté que lui avait offert la vie, matérialisé par sa silhouette longiligne et ses amples ailes.

"Qu'est-ce que cela fait de pouvoir voler ?"

Etait-ce réellement ce que chacun rêvait, une liberté infinie et sans conditions. La possibilité de s'en aller n'importe quand, n'importe où. D'échapper à toutes les entraves que la vie pouvait poser devant soi.

Eva hocha la tête quand à son aveu. Elle se calma un petit peu et sortit de l'eau - non pas qu'elle n'aimait pas cela mais il faisait un peu frisquet, et elle allait choper la mort si elle continuait ses conneries. Et puis, elle avait beau faire l'andouille, elle était entièrement accaparée par la discussion malgré tout. Même si elle ne donnait pas l'impression d'écouter, elle avait toujours une oreille alerte tournée vers le massif loup blanc.

Je comprends ce que tu veux dire.

Elle se reprit.

Enfin je crois.

Elle secoua ses pattes et sa longue queue blanche, s'égoutta.

J'ai beau aimer les autres membres de la meute et apprécier l'idée que véhicule Yurai, je ne considère pas encore cet endroit comme chez moi, et je ne sais pas si je le considèrerai un jour. Je viens d'ailleurs, et rien ne pourra jamais m'enlever ça. Quoi qu'il arrive.

Elle sourit.

Mais ça ne m'empêche pas de vouloir ici tisser des lien, et les faire fleurir. C'est l'endroit idéal. Et tu as raison de te méfier. Mes paroles sont plus un encouragement qu'une critique. Je pourrai t'aider à en ramener une première mesure, si tu le souhaites, et t'épauler à ce moment. Mais je doute vraiment qu'une seule réflexion te soit adressée.

La seconde question lui tira un petit rire, elle ne s'y attendait pas du tout. Les oreilles pointées en avant, elle caracola un peu avant d'agiter les deux longues ailes dont il était question. Elle ne frimait pas, mais elle était très contente de ce sujet de conversation. Soyons honnêtes, elle adorait voler. C'était... Allez, facilement plus de 60 à 70% de sa vie, si on enlevait les temps de repos. Elle passait son temps dans les nuages, à part lorsqu'il pleuvait.

C'est magique ! C'est... Indescriptible.

Son museau s'agita de frustration.

J'aimerais tellement pouvoir partager ça ! Crystal, Gloria, Sobieski- A chaque fois c'est pareil.

Comment c'est de voler ? Je pourrais voler moi aussi, un jour ? Cette foultitude de questions qui l'accompagnaient à chaque nouvelle rencontre, c'était à la fois génial et frustrant. Elle tenta toutefois :

C'est comme se jeter du haut d'une falaise sans prendre le moindre risque, plonger sous les nuages et ressortir de l'autre côté, se laisser porter sans efforts par une ascendance et découvrir un horizon mordoré où des oiseaux se découpent en contre-jour, c'est...

Elle se coupa, et rit.

C'est aussi avoir froid, faire attention à ne pas monter trop haut et manquer d'oxygène, avoir les ailes transies de long voyages. C'est comme tout, avantages, inconvénients...

A ce sujet.

J'imagine qu'en tant que pirate tu nages comme un poisson dans l'eau ?

Il hocha la tête lorsqu'elle lui révéla qu'elle non plus ne parvenait pas à considérer les Nakhus comme son chez-soi. La différence entre ces deux déclarations était sans doute le fait qu'elle considérait pleinement la possibilité que ce ne fût jamais le cas. D'un certain côté, cela retirait sans doute une pression à son quotidien. Mais peut-être était-il plus simple pour elle de choisir un jour de briser ses attaches pour s'en aller ailleurs, elle qui n'avait de passif avec aucun des groupes présents. Lui était en sécurité sur les terres Nakhus, mais il était incapable d'affirmer que c'était le cas ailleurs. Il était un traître aux yeux des Raeders, et les Etelkrus, pour certains, l'avaient vu essayer de s'emparer du Coeur de leur île et n'avaient certainement pas manqué d'imprimer dans leur esprit l'image de cet ennemi particulier. Restait les Lazulis, où il espérait avoir gardé une part de bonne relations grâce à Rhaegar. Avec sa famille, c'était la personne hors-Nakhu qui lui tardait le plus de revoir. Mais il fallait faire montre de prudence avant de ressortir de ces terres. Il n'était pas encore temps.

Il finit par imiter la louve bicolore, et après quelques dernières lampées, sorti à son tour de l'onde froide. Ses coussinets engourdis sentaient à peine les reliefs légers du sable sous ses pattes. Les mots d'Eva le firent réfléchir plus sérieusement à la possibilité de transporter de l'eau de mer jusqu'au Dédale. Cela serait un grand bouleversement, pas parce que cela le débarrasserait d'une longue distance à parcourir régulièrement - même si c'était non négligeable - mais parce que cela signifierait assumer enfin cette particularité aux yeux de tous, ne plus supposer leurs réactions mais en être témoin et accepter de vivre ensuite en sachant qu'ils savaient.Il se demanda si Volstein et Moineau lui en voudraient de leur avoir caché. Et en même temps, l'amère pensée qu'il leur cachait quelque-chose de bien plus terrible lui sauta à l'esprit. Eva non plus ne savait pas. Il se rendit compte qu'il tissait aujourd'hui des liens plus forts que ce à quoi il avait aspiré, et une onde de peur le parcourut. Que se passerait-il, quand ils apprendraient ? Le haïraient-ils tous ? Ca faisait partie des risques, il le savait en venant sur ces terres.

"Je dois bien avouer que l'idée est intrigante. Peut-être pourrons-nous essayer, oui." Répondit-il doucement, en s'ébrouant pour cacher les quelques notes un peu différentes que put avoir sa voix.

Un instant plus tard, il avait chassé de son esprit cette douloureuse pensée et toute son attention était focalisée sur la louve ailée. Sa question à lui paraissait l'avoir emplie d'enthousiasme, et il s'amusa de la voir trottiner en secouant ses ailes. Il réalisa lorsqu'elle lui répondit combien banale était cette question - c'est vrai qu'à la réflexion, tous les loups devaient se la poser en la voyant - mais passa rapidement sur cette pensée lorsqu'elle se mit à le lui décrire. Son évocation des falaises lui rappela celle de Morne-Oeil, près de la Carcasse, où il aimait aller se percher. Il y avait même amené Rhaegar un jour. Il s'imagina pouvoir se jeter de ces hauteurs et survoler la mer, sans parvenir à savoir quelles en seraient les sensations. Il ne doutait pas que cela fut très beau, et très dangereux à la fois.

L'image s'effaça doucement lorsqu'elle lui demanda s'il nageait. Une question dont la réponse était évidente pour lui, et surtout qui lui paraissait évidente pour tous les loups. Il inclina légèrement la tête et répondit :

"Comme un poisson je ne sais pas, mais je crois que je m'en sors plutôt bien. Je peux te montrer sur la route du retour, si tu veux. Et toi, tu sais nager ?"

Ils étaient donc de vrais pirates ! Elle était curieuse de la flottabilité d'un corps si massif, alors que le sien n'était bon à rien une fois gorgée d'eau, mais imaginait sans mal ses pattes puissantes le propulser à travers les flots, fendre les vagues de biais et remonter le courant sans considération pour dame nature. Il était taillé pour résister aux vents violents et aux marées, adapté à une vie dure pour le corps et l'esprit. A la question, elle secoua la tête et rit.

Oh Oui ! Comme une pierre.

Elle écarta délicatement ses rémiges et désigna son corps du bout de ces dernières.

Certains de mes congénères tirent des oiseaux marins et sont parfaitement capables de flrter avec l'eau. Ca n'est malheureusement pas mon cas : l'eau s'engouffre entre mes poils et mes plumes et mon pelage la retient pour me tirer par le fond.

Elle s'ébroua une nouvelle fois pour chasser ladite eau qui s'immisçait déjà dans son poil.

Bon, j'exagère peut être un peu, je peux faire quelques brasses. Mais mieux vaut pas que je m'aventure en haute mer sans savoir où poser les pattes.

C'était assez ironique, d'ailleurs. Lui loup des eaux, elle loup des airs. Capitaine de bateau et Aviateur. Son sourire s'élargit et se fit plus polisson :

Mais pourquoi prendrais-je l'océan, alors que mon élément le surplombe ! A chacun ses compétences.

Elle rangea ses ailes sur son dos, et gratta un peu le sable avant de poser ses fesses dedans, pour apprécier le tableau les environnant. La mer jetait sa houle délicate sur la berge, draguant les algues et minuscules crabes au sec, les y abandonnant. Si Eva aimait la compagnie de ses pairs et ne pouvait pas s'en passer, celle de la nature avait son charme aussi et elle ne s'imaginait pas non plus faire sans.