Of broken hearts and past glory - Narcisse.

C’était une ombre fauve aux mouvements saccadés et disgracieux.
Une ombre qui se faufilait avec la rigidité d’une machine enraillée.

Les yeux hagards et le poil rêche, elle remontait des collines et en suivait les courbes dans des trajectoires hasardeuses, les redescendait sans davantage de soin à sa démarche chaotique.
Au bout des quatre pattes fines qui le portaient tant bien que mal, le corps à la fourrure habituellement soignée n’était plus qu’une tâche de couleurs ternes au pelage hirsute et sali, les flancs creux de l’absence de tous ces repas qu’elle ne prenait pas, les mèches de ses cheveux carmins emmêlées entre elles et hérissées de brindilles qui y avaient fait leur nid.
Epouvantail à son tour – voilà ce qu’elle était.

Mais Mildred se fichait bien de savoir à quoi elle ressemblait, de toute façon.
Ces considérations-là étaient derrière elle.

Elle se contentait d’avancer, comme un automate, prisonnière de son errance.
C’est seulement quand elle reconnut le paysage au loin, dans un éclair de lucidité, qu’elle décida vaguement d’avoir un but dans cette journée et d’incliner légèrement sa trajectoire.

Après tout, il avait bien le droit de savoir.

Ses foulées se firent un poil plus dynamique, mais c’était à peu près tout ce qui changea – peut-être que le disque de ses pensées désordonnées avait un peu changé, aussi. C’était mieux que rien.

Du reste, elle progressait en ligne droite vers cette frontière interdite.
Elle savait que dans quelques minutes elle la franchirait, et elle ne ralentirait même pas. Les mois passés à en rôder les pourtours avec sa sœur de pattes expertes et silencieuses, le feu dans la poitrine et des idées plein la tête, n’étaient pas si loin. Ils lui paraissaient pourtant n’être qu’une vague réminiscence d’une autre vie que la sienne, un millénaire plus tôt.
Il n’y aurait aucune discrétion dans son approche, ce jour-là. Aucune stratégie à polir et aucun honneur à défendre.

Si aucune mâchoire ne venait l’arrêter pour son effraction elle continuerait simplement en ligne droite jusqu’à le trouver, ou peut-être jusqu’à tomber dans la mer.

On la confondrait sans doute avec la broussaille environnante, de toute manière.

Surveiller les frontières.
C’est tout ce qu’il pouvait faire à présent. Traquer, protéger les autres… cela… l’avait dégoûté. Narcisse n’avait jamais vu aussi clair depuis son retour des Nakhus, depuis la mort de sa mère. Si pendant des années n’être un pion ne l’avait pas dérangé, il se rendait compte à présent quel mérite l’on leur accordait à ces pions : aucun. Pièces défectueuses. Pièces à qui revenaient la faute.
Pour la meute, il n’était qu’un soldat, pas un disciple, pas Narcisse, simplement le soldat qui obéit, un objet.

Tout ce temps avant que tu n’ouvres enfin les yeux.

Il s’éloignait, Narcisse. N’effectuant que les tâches les moins à proximité du castel, pour ne pas croiser les autres. Parce que à chaque fois, cela ne faisait que resurgir la colère, la rancune… et le Phénix en profitait. Empoisonnant un peu plus son esprit à chaque fois.
Et un jour il craignait de ne plus perdre avoir de contrôle. Parce qu’il avait beau lutter, à chaque mot, l’Oiseau resserrait son emprise, immiscer une idée dans son esprit, un doute… un souvenir.
Aussi lorsqu’il sent son odeur… une hésitation. Un mauvais tour ? Une manipulation comme à l’atoll ? Mais là-bas… ça avait été réel. La patte effleure le bracelet en coquillages.
Et Narcisse vint à la rencontre de la solitaire d'une démarche souple bien qu'il avait maltraité son corps ces derniers temps.

« — Mildred… »

Un murmure.
Ils ne s’étaient pas revu depuis l’incendie de la bibliothèque.
Elle était… en plus piteux état que lui. Pourtant, cela n’avait rien enlevé à sa beauté, Narcisse devait l’admettre, cela lui donnait un côté plus sauvage encore.

Il ne sait pas quoi dire, conserve le silence, alors qu’il sent le souffle de la louve chatouiller sa truffe pointue.

Avant même de l'atteindre, cette frontière, une présence vint à sa rencontre.
Elle s'arrêta, davantage par réflexe que par volonté, releva les yeux de quelques centimètres pour ne plus voir que le sol.
Un nez pointu.

Il prononça son nom et sa voix se perdit dans la brume avec tout le reste.
Immobile, la louve - la solitaire - attendait la suite. Qu'il lui dise de partir, qu'il l'insulte, qu'il la morde - son museau était bien trop proche pour que ça n'arrive pas.
Mais rien d'autre que le silence.
Alors de quelques degrés supplémentaires elle inclina la tête pour poser dans ses iris dorés ses prunelles d'argent.
Au lieu d'être perçantes elles flottaient sans but et le regardait sans vraiment le voir, comme voilées.

— Toi...

Toi !

Tu m'as menti, tu t'es bien foutu de ma gueule avec tes belles paroles et tes grands airs, hein ?

Toujours à jouer le loup droit et parfait, celui qui a tout compris la vie, mais derrière tu ne vaux rien de plus que ceux que tu méprises.

Les mots qu'elle s'était imaginée lui aboyer en face, un jour, réduits à un souffle d'une unique syllabe.

Quand de la gueule de son aîné elle avait appris la vérité et que Méridor avait bel et bien été blessé pendant qu'elle et les autres étaient parties au Nord.
Si elles ne l'avaient pas vu ce n'était pas parce qu'une garce bleue le retenait prisonnier, mais parce qu'il s'était entre-déchiré avec Isrâ.
Quand elles étaient loin et des espoirs plein la tête, eux faisaient couler l'un chez l'autre un sang qui avait pourtant la même couleur.

Et lui, l'Etelkru... Il lui avait menti droit dans les yeux, sans ciller, quelques minutes avant de lui jeter les regards méprisants de celui qui faisait mine de voir à travers ses paroles, de celui qui jugeait ses mensonges.

Elle avait voulu le retrouver et expier sa colère. On ne se moquait pas d'elle et de sa famille ainsi.
Au lieu de cela, c'était dans un incendie qu'elle avait de nouveau croisé sa route et déjà à ce moment il y avait eu choses plus urgentes qui détournèrent son esprit de la rancœur.
Maintenant cette rage était aussi lointaine que la fierté, elle aussi était fragment d'une autre vie, elle aussi était éteinte comme tout son corps l'était.
Froide.
Des cendres, bientôt balayées par le vent.

Lui... Il était toujours aussi chaud, elle le sentait d'ici. Ça émanait de lui dans la fraîcheur de l'aube, ça perçait un peu le brouillard.

— Il faut... Il faut que je parle à Méridor...

Un autre murmure aux airs de litanie, quelques mots qui arrachaient toute sa force et la laissait essoufflée.

C'était l'objectif qu'elle s'était donné.
Peut-être le dernier de toute sa vie. Peut-être la dernière chance qu'elle avait de mener quelque chose à son terme, pour une fois.

Ses iris eurent un léger sursaut quand ils firent l'effort de faire le point sur ceux de Narcisse.
S'il ne l'amenait pas lui ici ou elle à lui, elle reprendrait sans réfléchir sa marche en ligne droite jusqu'à tomber d'elle-même sur son frère.

Tout simplement.

Toi.
Un triste sourire étire ses babines. Oh, Narcisse avait l’habitude à présent de lire le mépris, la colère. Il se contente de demeurer immobile, laissant planer le silence. Puis vint la demande de Mildred et une forme de… malaise chez lui. Parce que l’Etelkrus savait quelle importance elle accordait à sa famille, quand bien même elle est éparpillée…
Il regrettait d’être celui qui lui apprendrait cette nouvelle.

« — Je suis désolé. »

Il l’était, sincèrement.

« — Méridor est parti quand nous sommes rentrés de la bibliothèque. Il a quitté le clan et… ces terres je pense, je n’ai pas retrouvé sa trace. »

Pourtant l’odeur des traîtres était facile à suivre.
Narcisse parlait d’un ton calme, pas d’agacement, ni de haine dans ses yeux. Pas comme lors de leur rencontre avant le Nord. Parce que lui aussi aimait sa famille, assez pour imaginer la peine de Mildred. Et puis… il avait perdu Piclou, Pepper… Sheina, il savait ce que c’était de perdre un être cher.
Il le savait et pourtant ne parvenait à passer au-delà du chagrin.
Mais Méridor n’était pas mort, cela aurait mieux valu pour ce lâche, plutôt que de partir sans un mot. Le disciple de Kiro aurait au moins pensé que le loup préviendrait sa famille… mais même de cela il s’était montré trop lâche.
Un traître reste un traître.

« — Il ne reviendra pas. »

Pas cette fois.

Désolé.
Désolé de quoi ?
Elle ne s'attarda même pas sur l'expression incongrue qu'avait pris son visage -  cette forme de tristesse, de compassion. Elle s'en serait sans doute délectée à une époque, quand elle cherchait chez les autres à provoquer des émotions qu'elle contrôlait -  le plus souvent qui imitaient les siennes.
Par volonté de pouvoir, par rancune égoïste.


Au lieu de cela elle s'apprêta à répéter sa question, se disant simplement qu'il n'avait pas compris ou entendu -  elle était suffisamment consciente d'elle-même et de son état pathétique pour réaliser à quel point elle avait pu être inaudible.
Mais Narcisse reprit la parole et compléta sa phrase.

Méridor est parti.
Elle écouta à peine le reste -  elle n'en eut pas besoin. C'était comme lorsqu'elle avait vu le corps de sa mère, étendu dans la lumière rosée du temple. Tout coula de source.
Ses mots trouvèrent malgré tout le moyen de percer le sifflement ambiant qui s'éveilla au fond de ses tympans et lui enserra le crâne.

— Oh.

L'annonce aurait été un ultime coup de poignard si son cœur n'était pas déjà mort.

Plusieurs secondes s'en allèrent dans le silence avant qu'elle ne s'assoit maladroitement -  se laisse tomber en conservant de justesse l'équilibre et la force nécessaires à maintenir son avant-main dressée, plutôt.
Ainsi se volatilisait son dernier objectif, celui qui l'avait fait tenir debout jusqu'à cet endroit.
Son regard comme son museau retomberent vers le bas dans la contemplation muette du sol insipide et du bout de ses pattes, Narcisse oublié.

Le monde entier oublié.

Elle aurait dû le haïr !
Elle aurait dû se mettre à bouillir de toute colère qui débordait toujours en elle.
Se réjouir, aussi, de constater qu'il les avait lâchés eux aussi et leur belle Conseillère bleue, qu'au fond il avait considéré qu'ils ne valaient pas mieux que sa famille.
Mais ne restait plus rien à ressentir, sauf peut-être le goût tenace et âcre d'une défaite qui n'avait plus de fin, de ténèbres qui n'avaient plus de fond.

Il y avait au moins un ersatz d'apaisement à trouver, quelque part, dans cette absence totale de ressentis.

C'était bon, de ne plus constamment lutter contre des vents contraires.

Quelle serait la suite ?
Elle n'en envisageait pas. Elle pouvait se contenter de se laisser couler.
Si elle se jetait dans l'océan, aurait-il assez de pitié pour l'emporter ou la recracherait-il sur une terre inconnue ?

— Il a de la chance.

De s'en foutre de tout avec tant de panache.
D'être capable, après tout, de tracer sa propre voie.

Il avait toujours bien caché son jeu, lui le sentimental, lui le pauvre inadapté aux enseignements sévères de leur mère, lui le persécuté.

Lui l'éternel insatisfait.

Au fond il avait été le plus impitoyable d'entre tous.

Narcisse voit le corps de la louve s’affaisser, s’asseoir maladroitement. Un tressaillement, il hésite à l’aider, tend sa patte, avant de la reposer.
Il se voyait en Mildred. Une louve qui doit affronter le départ d’un des siens, de quelqu’un qu’elle avait aimé et qui l’avait aimé en retour. Un être brisé. Perdu. Qui ne savait plus où aller, ni quoi faire. Narcisse y était toujours dans ce flou, errant, se demandant de quoi son avenir serait fait, se questionnant même sur son présent.
Et voir une autre âme dans cette même détresse… ça le touchait bien plus qu’il n’aurait plus le penser.
Les sourcils se froncent légèrement.

« — Mildred… »

Une brève pause.

« — Rentres avec moi. »

Là-bas, chez les Etelkrus, au sein d’une meute.
Tu ne seras plus seule.
Je te le promets.

Une patte qui se lève, se tend vers Mildred. Il l’aidera, à ne plus se laisser sombrer dans le chagrin, ni dans la solitude. Les autres avaient tenté d’aider Narcisse, mais il avait refusé, préférant affronter cela seul, avec ses remords, sa colère. Il ne souhaitait cela à personne.
Les yeux dorés fixent avec insistance la louve.
Viens avec moi, je te défendrai, protègerai de ceux qui émettront des doutes à ton sujet.
Tu ne mérites pas ça Mildred.

« — Je sais, que tu me détestes, mais tu n’as pas à affronter ça seule.
Tu n’en es pas obligée. »

Toi aussi tu peux avoir de la chance.

« — Je peux t’aider. »

Laisses-moi faire ce que personne d’autre ne fera pour toi.

Quand il prononça son nom de nouveau, elle cligna des yeux et ses oreilles tressaillirent.

Elle en avait oublié sa présence et que les mots qui sortaient de son corps ne tombaient pas que dans la brume.
A vrai dire, Mildred n’aurait pas été étonnée qu’il se soit évaporé lui aussi, comme tout le reste. Qu’il ne trouve rien chez elle pouvant représenter le moindre intérêt ou la moindre menace, au point qu’il pouvait bien la laisser ici à quelques centaines de mètres de leur frontière pour reprendre le cours de sa journée : elle n’aurait pas plus d’incidence que le souffle du vent à travers les branches.

Au lieu de cela il lui parlait encore.
Elle fit l’effort de le regarder, presque curieuse à ce stade. Curieuse des mots qu’il trouverait à gaspiller pour une épave comme elle.
Rentres avec moi.

Sa tête s’inclina de quelques degrés et ses yeux sans expression le fixèrent sans comprendre, lui et la patte qu’il avait levée vers elle.
Non, pour elle.
… Est-ce qu’il se moquait d’elle, encore ?
Pourtant ses prunelles d’or étaient sincères dans l’insistance avec laquelle il les braquait sur son pathétique corps, son visage ne trahissait aucune ironie, et cette perception qu’elle avait des états d’âme des autres… Ne se teintait aujourd’hui d’aucune rancœur, d’aucun désir de vengeance.
Mais il lui avait déjà menti une fois sans qu’elle ne le réalise. Pourquoi pas aujourd’hui encore ?
Mais…
Mais quoi d’autre, après tout ? Quelle résistance cherchait-elle à opposer ?

Même si elle le désirait elle n’avait plus d’armes pour lutter.

Elle ne voulait pas y croire, à de la bienveillance de sa part.
Pis encore ; de pitié elle n’aurait accepté. Aurait-elle été dans un état normal, du moins.
Mais dans une situation où elle-même avait pitié de son propre reflet brouillé, pouvait-elle en vouloir à d’autres de ne plus croire au moindre éclat de gloire ?

Il continua à parler, il insista.

Et à chaque mot supplémentaire son esprit la quittait un peu plus tout comme tombaient ses barrières.
Elle n’avait nulle part où aller.
L’Île aux Roses lui demanderait un effort impossible, les terres Nakhus étaient closes, la majorité des autres terres libres trop inhospitalières. Elle ne pourrait pas affronter le regard d’Elely pour le moment et… Qui lui restait-il d’autre, à part elle ?
Personne.
Sûrement que confrontée à cette même situation, quelques mois ou semaines plus tôt, elle aurait affirmé avec force et dédain qu’elle préférait mourir que de retourner vivre en terres Etelkrus.

Même de cela, elle n’avait plus l’amour propre.

Au fond… Mildred voulait y croire.
Elle n’était qu’un débris à la dérive qui cherchait n’importe quel radeau, n’importe quelle bouée auxquels se raccrocher.

— D’accord.

Sa voix n’aurait pu être plus faible sans s’éteindre définitivement, bougie vacillante à la merci d’une tempête, perdue dans un monde trop vaste pour elle.
De mouvement elle n’esquissa pas davantage, comme si ce simple mot était effort suffisant, et parce que la suite n’avait pas plus d’importance que quelques secondes auparavant.

Parce qu’à chaque instant elle s’attendait à ce qu’il réalise enfin sa bêtise et son égarement et qu’il ne lui tourne le dos sans même un dernier regard de dégoût.

Elle ne méritait rien de plus.

Il s’attendait presque à un refus, à ce qu’elle crie, l’injure… même dans cet état. Lui dise gentiment d’allé voir ailleurs… mais non.
La voix n’est qu’un murmure. Elle semble si faible, le Phénix n’aurait fait qu’une bouchée d’elle.

« — Alors lèves-toi. »

Narcisse tend de nouveau la patte, préférant ne pas la toucher, si tel était son souhait. Il la conduirait auprès d’Hollyhock et Anita, se porterait garant, veillerait à ce qu’elle puisse s’intégrer. À Mildred, il lui trouverait un but, à défaut de s’en trouver un à lui-même.
Il pouvait l’aider à avancer.

Je ne peux pas te promettre qu’ils t’accepteront, qu’ils t’aimeront,
Mais au moins tu auras un chez-toi, un endroit où tu ne seras plus seule,
Où tu n’auras plus besoin de te battre constamment pour survivre, où tu seras plus qu’une simple solitaire…
Tu peux t’épanouir chez les Etelkrus, plus rien ne te retient dans le monde de dehors,
Rien, hormis le passé.

Mais sa voix à lui déjà revint, ne la laisse pas se dissiper et se dissoudre.
Et la patte de se tendre encore elle aussi. Elle la regarda, cette fois un peu plus fixement.

C’était une demande simple.

Les morceaux de son ancien elle continuaient de remuer sous la surface, lançaient parfois de maigres injonctions – ne te laisse pas commander ! Qui est-il, pour te dire quoi faire ?
Mais à peine perçaient-ils à la surface, et quand ils y parvenaient, Mildred décida de les ignorer.
Parce que si elle s’y plait, elle resterait au sol. Elle resterait avachie dans cette tourbière, seule, et rien ne lui garantissait qu’elle trouverait encore une nouvelle idée pour s’en extirper. Et si une grande partie de son esprit en décrépitude acceptait cette situation… Il y avait toujours cette minuscule braise, de celles que l’on ne voyait pas mais qui continuaient de lutter, enfouies sous la cendre. Qui n’attendaient qu’un brin d’oxygène pour s’embraser à nouveau et peut-être renaître au lieu de disparaître étouffées.

Narcisse était ce souffle.

A son tour elle leva une patte, banda ses muscles fatigués.
L’approcha de la sienne jusqu’à ce que ses coussinets touchent les siens – si chauds, comme le reste de son corps – et que ce contact la raccroche à un peu de réel, un peu de vivant.
Une douleur irradia de ses doigts et la fit tressaillir. D’un coup d’œil elle réalisa les nombreuses entailles qui abimaient ses coussinets, nées de ces longs jours d’errance à ne pas se soucier des cailloux acérés et des épines qu’elle traversait.
Et comme si cette douleur avait été un moteur qui lentement relançait la machine, d’autres maux s’éveillèrent dans tout son corps. Ses articulations surmenées, ses muscles courbaturés, son ventre vide, même ses poils emmêlés.
Une impulsion au prix d’une difficile contraction – et la louve fut debout, vacillante.

Pour combien de temps cette fois-ci ?

Ses quatre pattes l’avaient portée jusqu’ici malgré son épuisement et la négligence d’elle-même, mais elle ne savait pas quand tomberait l’inévitable instant où elles lui feraient définitivement défaut.
Pas devant lui, elle l’espérait.
Sa fierté avait beau être au plus bas, elle gardait en elle juste assez de hargne pour ne plus vouloir s’écrouler après avoir accepté ce défi – de le suivre.
Ses yeux d’argent se raccrochèrent aux siens et campée sur des membres un peu écartés pour davantage de stabilité, elle attendit qu’il donne le départ, le souffle court.

Tout était encore si flou.
Tant dans sa vision brouillée que dans son esprit noyé. Remuant dans les méandres de sa conscience, des interrogations commençaient à se former – rien d’assez précis pour qu’elle ne mette encore la griffe dessus.

Au moins avait-elle la sensation de reprendre un minimum de contrôle sur ses pensées sans formes et sans lumières.

— Où va-t-on ?

La réponse ne lui apporterait pas grand-chose, du peu qu’elle se souvenait de toutes leurs terres. Qu’ils rejoignent une crique ou une clairière au sein d’une dense forêt ne ferait pas beaucoup de différence pour elle.
Elle voulait simplement un concept sur lequel se hisser, quelque chose à développer pour l’arracher au tourbillon noir de ce qu’elle laissait pour le moment derrière elle.

Elle accepte la patte tendu, s’en sert pour se relever. Narcisse voit bien le frisson qui la parcourt, mais ne dit rien. Sa chaleur l’avait eut-être déstabilisé… Il n’y faisait plus attention après toutes ces années.
Mildred semble bien faible, il ne pourrait la conduire aussi loin que le castel. Pas aujourd’hui du moins. L’abri le plus proche était le temple de Kiro… Là-bas elle pourrait être au calme. Ce n’était pas encore l’heure où Désastre venait au temple. Sheina n’y habitant plus, ne restait plus que quelques rares visiteurs.

« — Dans un endroit sûr. »

Il avance à une allure lente, pour ne pas la distancer, restant à ses côtés au cas où elle tombe. Parce que c’est une possibilité que Narcisse n’écarte pas. L’air se fait un peu plus lourd au fur et à mesure qu’ils approchent des marais. Il n’était pas rentré à l’intérieur depuis… depuis Sheina. Préférant prier à l’extérieur. Les inscriptions aux murs sont toujours là. Le Koridé vient à la rencontre du porteur de jaune qui lui gratte affectueusement le crâne. Le familier restait majoritairement ici à présent, à l’abri dans ce qui fut le foyer des Aneina.
Il sent le Phénix s’agiter à proximité de la fontaine. D’un mouvement de la tête, il invite la solitaire à se faufiler dans la brèche juste derrière. Celle que si peu osaient franchir.

« — J’ai grandi ici… peu de monde vient dans cette partie du temple, tu y seras en sécurité le temps que j’aille chercher les alphas. »

Une pause.
Il restait encore des couvertures au sol, ce qui furent des lits, des pots rempli de poudres colorées. Au mur, quelques traces de pattes de louveteaux. Ici, Mildred pourrait se reposer un peu.
Une légère inquiétude sur son visage alors qu’il s’apprête à la laisser.

« — Je reviens vite. »

L’Etelkrus fit demi-tour, pour partir à la recherche des alphas.
Veilles sur elle Kiro.

D’un mouvement lent, elle acquiesça.
Un endroit sûr.
Ce n’était pas grand-chose, mais c’était une réponse qui lui convenait assez pour qu’elle accepte de prendre sa suite, pas après pas, s’habituant à la sensation de de sentir à nouveau son corps en mouvement. Ces quelques minutes d’immobilisme et d’abandon de son corps l’avait presque convaincue que même si elle l’avait voulu, elle n’aurait pu forcer ses pattes à se poser l’une après l’autre et qu’elle aurait simplement fini par s’enraciner et faire partie du décor de cette lande.
Leur progression fut lente quand bien même Mildred faisait au mieux pour avancer à un rythme correct et pour masquer les faiblesses de ses membres qui parfois cédaient sous la fatigue, se pliaient un peu trop sous un mouvement exigeant, trébuchaient sur un obstacle qu’elle n’avait pas analysé.
Tout du long son visage resta fermé et ses yeux résolument rivés dans une diagonale entre le sol et l’avant, essayant de ne pas croiser le regard de Narcisse, de ne rien laisser transparaître de son état pourtant évident.
Elle voulait éviter de trop laisser son regard se perdre sur le décor, aussi. Pour ne pas se laisser réaliser pour de bon où elle était maintenant.

De toute manière, elle s’efforçait de ne penser à rien.

Se concentrer sur la pose de ses pattes était tâche suffisante pour emplir tout son éveil.

La louve réalisa à peine qu’ils avaient pénétré au sein d’un grand arbre et comprit seulement qu’ils n’étaient plus à l’extérieur quand elle dut papillonner des yeux pour s’habituer à l’obscurité et qu’une odeur d’humidité souterraine lui emplit la truffe.
Tout au fond, là, s’éveilla un fragment de souvenir.
Cette fragrance… C’était similaire à l’odeur du temple d’Ao tout en étant différent.
Autour d’elle se mirent à danser des fantômes. Son père, si noble et si gentil, et à ses côtés un Méridor tout juste sorti de l’adolescence qui lui sourit timidement avant que tous deux n’aillent chercher des pierres dans les grottes fraîches de la Dragonne.

La bordure de ses yeux picota, mais elle ne s’inquiéta pas outre-mesure de se mettre à pleurer. Elle avait déjà vidé toutes les larmes que son corps pouvait contenir.

Son regard passa d’une vague trajectoire sur le décor qui les entourait et elle reconnut qu’ils étaient ici dans un autre temple. Celui de son Dieu.
Toujours sans s’attarder sur quoi que ce soit d’autres que les mouvements du mâle, elle se glissa dans la brèche… Pour constater qu’il ne l’y suivit pas. Mildred se retourna, presque interrogative malgré la morosité qui ne quittait pas son corps.

Les Alphas.
Mildred se figea et ses pupilles s’étrécirent.
Sa gueule s’entrouvrit, souffle bloqué, alors que son cœur se mit à tambouriner bien plus fort dans sa poitrine.
L’Etelkru s’était déjà éloigné et avait presque disparu dans le passage vers l’extérieur quand elle reprit possession de son corps et bondit hors de la brèche obscure, dardant un regard paniqué vers lui.

— Attends !

Un glapissement bien plus vivant que ses murmures.
Sa respiration était courte et rapide, ses griffes s’enfonçaient dans la terre meuble. Et sa langue… Elle était soudainement sèche, si sèche.

— C’est… C’est toujours Anette l’Alpha, n’est-ce pas ?

Sa voix rauque prit des intonations presque plaintives tandis que sa queue se mit à se balancer nerveusement derrière elle.

Les oreilles pointues s’inclinèrent légèrement vers l’arrière en l’entendant le retenir. Narcisse fit un pas en arrière, se retournant pour mieux observer Mildred. De quoi avait-elle si peur ?

« — Non, ma mère a pris sa retraite. »

Cela faisait un moment maintenant… pour vivre aux côtés de Sheina, profiter de jours paisibles. Et à sa place, ainsi qu’à celle de Pepper, il y avait eu Anita et Hollyhock. C’était elles à présent qui dirigeaient, en attendant qu’un conseil soit mis en place.
Il veut apaiser la crainte chez la louve, parce que cela menait à la peur et la peur à des actions irréfléchies.

« — J’ai dis que je t’aiderai, Mildred. »

D’un pas, il se rapproche de la louve.

« — Tu peux me faire confiance. »

Narcisse n’avait qu’une parole.
Un autre pas. Il sent le souffle faible de la louve sur sa truffe pointue. Vu son état, elle devait être à bout… il n’aurait jamais pu l’amener jusqu’au Castel, encore moins lui faire affronter le regard des autres.

« — Je dois les prévenir… » Il marque une pause, hésitant. « … mais je peux attendre demain si tu le souhaites. »

Le temps que tu puisses te reposer.

Sa question avait trouvé ses oreilles et il était revenu d'un pas vers l'arrière, face à elle.
La réponse tomba sans tarder et ses yeux s'agrandirent un peu plus.
Sa... Mère ?
D'avoir eu pensée de leur parenté elle avait le souvenir, mais n'en avait jamais tiré de conclusion définitive. Mais il était son fils. Son fils.
Elle ne savait pas reconnaître ou décrire ce que ce savoir nouveau provoquait en elle - et elle n'en avait ni le temps quand la priorité résidait ailleurs.
Dans la négation qu'il avait exprimée. Anette n'était plus Alpha. Alors qui ?
Qui pour venir face à elle quand Narcisse aurait prévenu de sa présence ?

Il s'était rapproché d'elle, asséna à nouveau des paroles qui se voulaient rassurantes et qu'elle ne pouvait pas tout à fait rejeter quand elle voulait y croire, malgré les babines qui frémissaient, malgré sa parole qu'elle était persuadée de l'avoir déjà vu bafouer - menteur ! - et qu'elle n'était pas certaine de pouvoir écouter.
Avait-elle d'autres choix, cependant ?
Maintenant qu'elle l'avait suivi jusqu'ici et qu'elle s'était engouffrée dans ce lieu, au plus proche d'une de leurs divinités... Si par miracle elle avait l'énergie de faire le chemin retour pour fuir, loin d'elle la certitude de savoir même retrouver son chemin.

Mildred secoua lentement la tête de droite à gauche, souffle toujours aussi ténu et irrégulier, muscles tendus.
Elle ne savait pas quoi faire. Elle avait juste l'impression d'être un animal en cage doublée d'une bête de foire que l'on viendrait bientôt observer sous toutes ses coutures.
Puis il lui proposa autre chose.
D'attendre.
Le lendemain.

À cela, sa respiration s'apaisa un peu et elle parvint à prendre de plus grandes goulées d'air, ses yeux ne balayaient plus l'espace d'un coin à l'autre en passant de recoins en recoins.

Demain, oui.
C'était probablement inutile, et elle le savait. Sa situation ne changerait pas subitement parce qu'un nouveau soleil se serait levé.
Mais il y avait quelque chose de rassurant dans l'attente - dans la simple et désespérée idée que d'ici là, de nouvelles possibilités pouvaient émerger.

La louve acquiesça du museau.

Puis commença à reculer pour regagner la brèche, ses yeux toujours sur l'Etelkru.
Ancrés à ses moindres gestes.
Puisqu'elle pouvait lui faire confiance, il viendrait avec elle, n'est-ce pas ?

Le Phénix sentait la panique monter progressivement chez la solitaire, ce sentiment de peur, qu’il appréciait tant pendant ses chasses. À la proposition, Mildred sembla s’apaiser. La queue féline se balance doucement.
Au regard qu’elle pose sur lui, Narcisse sait ce qu’elle attend. Qu’il lui démontre que ce n’était pas un piège, qu’il ne la trahirait pas. Un tel manque de confiance aurait dû l’offenser… mais Mildred était une solitaire, habituée à se débrouiller seule.
Il hocha la tête, avant de la suivre.

« — Reposes-toi, je veillerai. »

Au cas où un des siens ne viennent et n’apprécie guère la présence d’une solitaire en ces lieux. C’était une possibilité que Narcisse n’écartait pas, lui-même aurait sûrement réagi, alors comment en vouloir aux autres…
Pour ne pas l’inquiéter, il se coucha au sol, le regard rivé vers la brèche. Sans la regarder, il espérait pouvoir lui donner un peu d’intimité et qu’elle puisse se reposer tranquillement.
Sans parler que… ça le gênait un peu d’être seul avec une louve dans un endroit clos comme ça et il ne voulait pas qu’elle se sente gênée.

Un signe discret de sa part et il avança à son tour.
Alors Mildred se laissa totalement absorber par la brèche, posant patte dans cet espace encore plus reculé et sombre.
Y avait-il pareil endroit dans le temple de Moiro ? Si oui, elle ne l'avait jamais vu.

Maintenant que ses yeux s'étaient habitués à l'obscurité elle remarqua seulement les détails de ce qui l'entourait.
D'abord cet étrange et pas si petit animal qui s'était trouvé là et que Narcisse avait touché - était-ce comme Vanhir et sa chauve-souris ? - puis tout ce qui se trouvait dans cet antre un peu particulier.
Des morceaux figés dans le temps de ce qui fut une enfance partagée entre plusieurs louveteaux dans une famille unie.
La sienne, elle n'était pas assez déconnectée pour ne pas le comprendre.
Un mélange de chagrin et d'amertume monta dans sa gorge et menaça de la saisir mais elle vida instantanément son esprit pour l'éloigner et déglutit en détournant le regard.
La fatigue et la désolation avaient eu ces avantages.
De pouvoir simplement abandonner quand montaient des sensations qui n'avaient plus assez d'énergie pour se développer, et maintenant mouraient quasi instantanément faute d'un terrain fertile.

L'Etelkru s'allongea plus loin en gardant le regard tourné vers l'entrée, lui laissant tout le coin le plus reculé.
Ses oreilles frémirent à ses paroles et elle se coucha à son tour en retenant un soupir de soulagement - ses muscles à feu et à sang se relâchaient pour de bon pour la première fois depuis plusieurs jours. C'était... Agréable.

Elle lécha quelques secondes le bout de ses pattes abîmées, ses iris clairs toujours tournés vers la silhouette ramassés du mâle.
Comme pour s'assurer qu'il ne lui fausserait pas compagnie à l'occasion d'un clignement d'yeux un peu trop long de sa part.

Puis ce fut sa tête qu'elle posa enfin, elle aussi, délivrant toute la tension qui avait crispé sa nuque et ses trapèzes.

Il ne fallut que quelques secondes pour que vienne s'abattre sur elle une chape de plomb.
Son cœur s'accélèra mais elle avait donné l'autorisation à son corps de baisser la garde et elle ne fut plus capable d'aucun mouvement.
Seuls ses yeux luttaient désespérément pour rester encore ouverts, mais ils étaient si lourds, si lourds, plus lourds que jamais ils n'avaient été.

Mais se laisser glisser dans ce sommeil qui l'attrapait entre ses griffes pour la traîner vers un gouffre sombre l'angoissait.

Elle avait peur de s'abandonner à une situation où elle perdrait tout contrôle, peur de perdre connaissance dans cet endroit inconnu, peur que Narcisse s'en aille chercher son clan pour la capturer dès qu'elle aurait fermé les yeux, peur de ce qu'elle verrait en les rouvrant une fois le lendemain arrivé.

Elle avait cru que ce délai supplémentaire serait un soulagement. Qu'elle aurait l'occasion de davantage réfléchir à quoi faire, qu'elle pourrait reprendre un minimum de contrôle sur la situation.
Ça n'avait été qu'une bête illusion.

La fatigue allait la tirer plus bas encore et l'abattre, et elle serait définitivement à la merci de cet endroit et de ces loups qui la haïssait, elle et sa famille.

Quelques minutes plus tôt, elle avait pourtant décidé que se laisser mourir ou abattre n'avait plus d'importance.
Mais elle aurait au moins rester maîtresse de cette décision jusqu'au bout.

Ses paupières se fermaient à un rythme régulier et il lui était de plus en plus compliqué de les rouvrir à chaque seconde supplémentaire où la promesse du repos l'enveloppait un peu plus.
À travers sa gueule entrouverte, son souffle restait rapide. En lutte.
L'ombre de Narcisse n'avait toujours pas bougé.

Sa voix s'éleva à travers des lèvres qui peinaient à remuer, presque inaudible.

— Pourquoi ... Pourquoi tu fais ça ?

Pourquoi m'aider, si c'est bien ce qui est en train de se passer ?
C'était la dernière tentative à laquelle elle pouvait se rapprocher pour retarder encore un peu cette lutte déjà perdue.

Toujours plus longue chaque absence, toujours moins nombreuses les secondes la séparant du sommeil.

Si Narcisse ne la regardait pas, il la sentait bouger. Avait-elle fini par trouver le sommeil ? Non, voilà qu’elle le questionne. Pour une louve d’apparence si fatiguée… elle semblait avoir encore un peu d’énergie à revendre. Un peu.
Les oreilles du loup s’inclinent vers l’arrière, alors qu’il met un moment avant de répondre à la question.

« — Parce que j’ai perdu des gens que j’aimais moi aussi, des membres de ma famille. Je sais ce qu’on ressent. »

Une pause.

« — … et je n’ai jamais su comment affronter la douleur. »

Une pointe de tristesse dans sa voix.
C’était là son plus grand échec.
C’était quelque chose qu’on ne pouvait pas apprendre, pas comme savoir tolérer la douleur physique, non. Les longues griffes raclent un peu le sol, presque par gêne, parce que aux autres il n’en parlait pas tout ça. Il ne s’ouvrait pas autant, peut-être parce qu’ils étaient trop proches justement ?

« — Alors j’ai fait ce que je faisais de mieux, je me suis refermé sur moi-même, j’ai rejeté les autres, leur aide… mais ce n’est pas la solution. Ça n’aide pas… au contraire la solitude nous ronge, nous détruit à petit feu. »

Il n’avait pas voulu en parler, de toute sa douleur. Il ne voulait toujours pas en parler… c’était quelque chose qu’il laissait enfoui chez lui.
Le museau se tourne vers Mildred, alors que les prunelles dorées se posent sur elle.

« — Personne, ne mérite d’affronter cela seul. »

Personne.

« — Alors je vais t’aider, Mildred, pas à oublier la douleur, mais à l’accepter. Je veux t’épargner la solitude, en t’offrant un foyer, une meute… une famille sur qui compter. Ça ne remplacera jamais celle que tu as l’extérieur, mais ça t’aidera. »

C’est tout ce que je peux t’offrir.

Ancré dans le silence s'étira le moment de vide et d'attente qui suivit sa question.
Elle n'aurait su dire combien de temps, Mildred. Simplement que chaque seconde à tenter de repousser le sommeil passait plus lentement que la précédente et qu'elle se sentait prête à céder sans aucun stimuli pour l'aider à rester éveillée.
C'était probablement ce qu'il voulait, de toute manière.
Qu'elle sombre enfin dans un repos comatique, pour qu'il n'ait plus à la supporter.

Mais ils vinrent, les mots, quand elle ne les attendait plus.
Ses oreilles se redressèrent d'une faible impulsion et elle tira sur ses paupières pour les maintenir ouvertes.

Alors lui aussi ?...
Elle exhala un souffle qui se serait voulu être un rire sans joie si la fatigue ne la gardait pas tant essoufflée.
Non, tu ne comprends pas.
Il ne pouvait pas avoir vécu ce que sa famille avait traversé.
Il ne pourrait jamais comprendre, jamais égaler la souffrance qui les avait accablé à intervalles réguliers.
La mort d'une sœur encore enfant, le départ suicidaire d'un père, l'absence d'un frère, la gorge tranchée d'un autre, la fin d'une mère qui était leur guide puis la disparition égoïste du dernier des frères.

Cette douleur accumulée, il ne pouvait pas la lui voler aussi.
Ainsi raisonnait son esprit empoisonné et blessé qui refusait de laisser tomber les dernières défenses pour s'interdire de compatir elle aussi.

Elle ne put pourtant, malgré toute sa mauvaise volonté, totalement empêcher son cœur de se serrer à la phrase qu'il ajouta.
Submergée d'un peu de colère qui parvint à jaillir de quelque part, de beaucoup de peine qui débordait de partout.

Parce que de tout ce qu'il avait pu dire c'était probablement ce qui la visait le plus durement, ce qui la faisait détester le plus l'idée qu'ils puissent avoir quelque chose de si intime en commun au point que dans l'ombre, ses babines se plissèrent, sa peau tressaillit au passage d'une unique larme échappée.

Elle n'avait jamais su pleurer sans montrer les crocs.

Elle n'avait jamais appris à souffrir sans haïr.

Les mots continuèrent à se suivre, bien plus de mots que ce qu'elle aurait pensé lui extraire d'une question si concise - mais la fatigue l'accablait toujours et la guettait au détour de ses clignements d'yeux, et le flot de paroles ne serait bientôt plus suffisant pour la retenir.
Accumulées entre elles, les paroles avaient même l'effet inverse de charger son esprit d'autre chose que de ce qui l'empêchait de se laisser aller.

Comme les histoires que les parents contaient la nuit.

Quand elle remarqua qu'il venait de se retourner, elle essuya son museau d'un geste faible pour y effacer tout ce qui avait pu le marquer ou la trahir.
Elle vit ses lèvres remuer mais les sons se mêlaient entre eux désormais.

Sauf un mot, qui résonna aussi fort et violent qu'un vase en cristal que l'on aurait propulsé au sol pour l'y voir exploser en des milliers d'éclats.

Une famille, une meute.

Elle cligna d'yeux qui étaient brusquement redevenus ronds sur une tête qui avait quelque part puisé la force de se redresser.

Bien-sûr.
Quelle idiote elle avait été.

Une nouvelle vague d'émotions vint la saisir ; effroi, répulsion et angoisse dansèrent dans un tourbillon complexe.

Son museau s'agira de droite à gauche, gueule entre ouverte.
Désabusée.

— Je ne peux pas rejoindre ta meute. Je ne veux pas voir les autres.

Elle avait accepté de le suivre lui, sans réellement savoir à quoi s'attendre, parce qu'elle n'avait eu rien d'autre à quoi se rapprocher dans l'immédiat... Mais pas pour cette éventualité, pas pour ça.
Elle aurait pourtant dû s'en douter, qu'il n'allait pas la cacher dans une petite hutte dans les bois aux yeux de tous les autres.
Qu'il leur était avant tout loyal à eux.

Ils ne s'étaient pas compris.
Non, elle n'avait rien compris.

Ses pupilles s'etrecirent et son souffle raccourci encore, la fatigue - temporairement - chassée et vaincue par un sentiment d'urgence revenu.
Elle déglutit, les yeux presque implorant.

— Je ne serai jamais Etelkru.

Elle ne pouvait pas.

Et Mildred se refusait à être comme Méridor, à donner sa parole au gré des courants selon l'odeur qu'avait le vent sur le moment.

Alors pourquoi l’avait-elle suivit ? Pourquoi se rendre jusqu’au temple d’un des dieux de Kiro, accepter d’attendre le lendemain si ce n’était pas pour envisager la possibilité de devenir Etelkrus ? Narcisse ne comprend pas. Il ne la comprend pas. Le poil se gonfle légèrement, alors que sa queue féline qui se balance trahit sa frustration.
Il avait cru…

Trop naïf, Narcisse.

L’avait-elle manipulé ? Jouait-elle avec ses nerfs, ses émotions ? Non, elle avait semblé sincère… Narcisse voulait le croire, parce que si il commençait à douter… encore… non. Il se relève.
Les griffes s’enfoncent dans le sol.

« — Pourquoi ? »

Il lui fait face, rompant cette distance entre eux.

« — De quoi as-tu si peur Mildred ? »

Craignait-elle le rejet des alphas ? Des autres ? Il lui avait promis de l’aider, il plaiderait en sa faveur, l’aiderait à s’intégrer même. Mais que deviendrait-elle alors si elle restait seule dehors ? Que faisait-elle là si ce n’était pas pour envisager de rejoindre la meute…

« — Dis-moi ce qui te fait peur dans la possibilité de ne plus être seule ? »

Tu sembles les mépriser les Etelkrus, presque autant que je méprisais les solitaires avant.

Pourquoi ?

Le mâle se leva et lui fit face.
L'agacement qu'elle avait déclenché chez lui, mêlée d'incompréhension et de... déception ? était palpable chez lui, se répandait et la transperçait.

Mildred se ratatina malgré elle sous l'intensité de son regard.
De nouveau animal acculé, animal menacé et coincé.
Et à son tour il lui demanda pourquoi.
N'était-ce pas évident ?

Ne pouvait-il pas s'en rendre compte de lui-même, lui qui était pourtant parfait petit morceau du grand puzzle Etelkru ?
Qu'elle ne serait jamais là bienvenue parmi eux.
Que les écarts creusés entre leurs meutes respectives - si tant était que sa famille pouvait être presque considérée comme meute dans sa grandeur passée quand elle n'était pas encore si dépeuplée - étaient bien trop profonds et hérissés d'amertume et d'epieux ?
Tout pour faire tomber les autres. Des menaces, des confrontations.
Et son frère, ah, son frère... Pour sûr il n'avait rien amélioré, elle en était certaine.
Par sa simple arrivée et la fuite de son propre sang, qu'il avait dû décrire comme si terrible.
Le lendemain il lui avouait à demi-mot qu'elle avait eu raison de le prévenir - qu'il n'était pas l'un des leurs et que les Etelkrus le lui faisaient ressentir.
Le surlendemain, il retournait la queue entre les pattes pour retrouver la couche de sa belle Conseillère bleue, Holly.

Tout ça pour finir par les abandonner, les uns comme les autres.

Alors que penserait-elle de la présence d'une autre membre de sa famille maudite au sein du clan lorsqu'il s'agirait de voter son acceptation, hein ?

Mildred força sur ses antérieurs tremblant pour se relever de quelques centimètres et japper, les yeux brillant.

— Parce qu'on ne m'acceptera jamais, et tu le sais très bien !

Sa voix était montée dans les aiguës.

Quand elle avait vécu ici plusieurs mois, adolescente, il n'avait jamais été question qu'elle les rejoigne - pourtant il émanait déjà de tellement d' entre eux, ce sentiment de rejet. Elle avait quand même pu rester le temps de rejoindre sa famille.

Peut-être que c'était en se raccrochant à ce souvenir qu'elle avait bien voulu le suivre.
Pourtant elle savait pertinemment qu'elle n'était plus une gamine égarée et séparée de chez elle par un dôme. Rien n'était comparable entre la situation passée et l'actuelle, ce ne pourrait se passer comme ça.
Si Anette avait encore été là, ou son oncle Athelstan, peut-être aurait-elle pu l'envisager. Mais avec cette ennemie de leur famille dans leur haute hiérarchie...

Alors quoi ? Il allait la rejeter dehors maintenant, si elle refusait d'être jetée en pâture à ses supérieurs aux yeux de tout le clan ?
Sa voix se fit bien plus basse et cassante et sa tête retomba vers le sol comme un poids mort, comme si son explosion précédente l'avait vidée de toute l'énergie qui avait pu lui rester.

— Peut-être que toi tu veux bien m'aider, mais tu peux pas garantir qu'ils le feront. Ils m'empêcheront de porter la couleur de Moiro, ils m'empêcheront de revoir ce qu'il reste de ma famille...

S'ils ne me capturent pas dans leurs célèbres geôles ou s'ils ne me chassent pas avant.
Et que se passerait-il, le jour où Elely, Maxim ou Rhaegar feraient un pas de trop vers leurs frontières ? Qu'on lui demandera d'être de leur côté, de les laisser assassiner les siens ?
Si elle pouvait envisager d'entendre sa parole, sa promesse... Elle n'était pas capable de faire confiance à tout un clan.

Mildred renifla, le regard toujours vers le sol.

Elle voulait rester libre.

Sa voix baissa encore davantage en volume, plus proche d'un soupir maintenant.

— Tu pouvais très bien m'aider tout seul. J'ai pas besoin d'eux.

Ses oreilles se plaquèrent sur son crâne.

Être deux, c'est déjà ne plus être seul, non ?

À la réponse, il conserve un silence, ses crocs venant s’enfoncer dans ses babines. Ils avaient bien accepté Sakura, recueilli des gamins solitaires, pourquoi bon sang, ils ne pourraient pas accepter Mildred ? C’était tellement idiot… comment les solitaires pouvaient-il prouver leur valeur si on ne leur laissait pas l’ombre d’une chance ?
Il fronce les sourcils, non pas agacé par Mildred, mais par sa propre impuissance. Jamais il n’aurait pu forcer les autres à l’aimer, à l’accepter.
Avec douceur il glissa une patte sous le museau de la louve pour lui faire relever la tête.

« — Moi, je t’aurais accepté, Mildred. »

D’une griffe, il effleura sa joue.
Peut-être que les autres aussi…
Ils ne sont plus ce qu’ils étaient les Etelkrus, depuis le changement d’alphas. Peut-être que la mort de Pepper avait su apporter un peu plus de tolérance… Narcisse avait l’impression que les jeunes se souciaient un peu moins de l’origine des autres. Ne serais-ce qu’un peu.
Il reposa sa patte.

« — Je ne te forcerai pas. »

Comment le pourrait-il, alors que lui-même ne restait que pour Hollyhock ? Pas les Etelkrus.
Narcisse comprenait cette envie de rester libre de tout enchaînement, de ne rien devoir à personne, plus encore, il convoitait d’une certaine manière cette liberté. Mais trop de choses le retenaient. Un serment à une alpha, sa famille, Kiro. Tant que tout cela existerait, il ne pourrait pas être libre.
Il s’était résolu.
Les paupières se ferment un bref instant, alors qu’elle évoque l’aide qu’il aurait pu lui apporter.
Tu pouvais.

« — Je le peux. »

Ses yeux croisent ceux de la louve.

« — Je t’aiderai, Mildred. Je te le jure. »

Je n’ai qu’une parole.

« — Dis-moi juste ce que tu attends de moi. »

Il y eut le contact d’une patte sous son menton.
Son corps se crispa, mais le geste n’avait rien de brusque, aussi se détendit-elle un instant plus tard.
Elle ne savait pas, Mildred, depuis combien de temps elle n’avait pas échangé un contact doux avec quelqu’un.
Il l’empêcha de s’affaisser davantage, mais elle croisa à peine son regard. Les yeux mi-clos elle se contenta de l’écouter. Être accepté par une seule personne ou même une petite poignée, ce n’était pas assez.
Ce n’était pas ça, un clan. Vivre au sein d’une meute dont la majorité des individus n’auraient pour elle que méfiance ou mépris, ce n’était pas un avenir plus doré que son passé chaotique.

Si elle était née Lazulis et s’en revendiquait encore plutôt que de se laisser être vulgaire solitaire sans nom ni attache, cette meute qui était morte en avait déjà été un exemple.
Ils ne se parlaient pas, des familles entières se détestaient en brandissant pourtant la même bannière, ils s’étaient entre-déchirés.
Mais là-bas, au moins, elle avait été quelqu’un. Même l’espace de quelques mois, c’était un héritage qu’elle et sa famille conservaient, une part de leur identité qui faisait de leur union le dernier fragment encore valable de la grandeur Lazuli d’antan.
Chez les Etelkrus… Elle ne serait rien qu’une renégate ; la sœur d’un lâche, la fille d’une ennemie, la petite fille d’une traîtresse.
Son nom et son héritage de sang, plus que de ne pas exister, serait traîné dans la boue.

Et si pour le moment, la louve était incapable de revenir sur les terres qui étaient son foyer… Elle voulait écouter cette petite voix qui persistait, sous la cendre et à côté des dernières braises vacillantes, et qui lui chuchotait que ce n’était que temporaire.
Elle y reviendrait. Elle avait toujours une Déesse à convaincre.

Narcisse reposa sa patte, la louve fit l’effort de maintenir son port de tête – au moins un peu.
Un discret soupir d’une pression relâchée s’évada d’entre ses crocs quand il lui dit qu’il ne la forcerait pas.
Qu’il l’aiderait, qu’il le peut, répète-t-il encore.
Tant et si souvent qu’elle finit presque par le croire pour de bon, qu’elle se dit qu’il aura d’autres solutions.
S’effaçait peu à peu de ses pensées la crainte de la rencontre imminente avec sa meute, ses Alphas.
Il lui fallait simplement dire ce qu’elle attendait. De lui.
C’était beaucoup lui demander de savoir déjà ce qu’elle attendait d’elle-même, que faire de sa vie maintenant que le décor de la scène de théâtre dans laquelle elle jouait avait été ravagé.
Alors ce qu’elle attendait des autres ?
Elle supposa qu’à défaut de savoir quoi faire, elle savait maintenant ce dont elle ne voulait pas.

— Je ne veux pas voir les autres.

Elle se répétait, peut-être n’en avait-elle pas conscience. Mildred se dit néanmoins que ce n’était sans doute pas assez, elle réfléchit encore.
Entre des lèvres sèches, elle balbutia.

— J’irai où tu veux le temps de reprendre des forces, puis je te laisserai tranquille.

Le temps de trouver quoi faire.
Pour le moment elle n’était que fardeau. Un fardeau qu’il avait voulu récupérer et qu’il jurait maintenant d’aider, même si la louve ne comprenait pas encore bien pourquoi. Mais son esprit épuisé avait cessé de se questionner là-dessus, pour le moment.
Le sommeil déjà revenait, menaçait de l’assomer.

Sa tête se reposa sur le sol, Mildred cligna plus longuement des paupières.

— Ne les laisse pas me trouver.

Au fond, c’était sa seule requête.

Ne pas voir les autres… C’était un souhait que Narcisse pouvait essayer d’exaucer, mais rien ne lui garantissait qu’un autre Etelkrus ne viendrait pas jusqu’ici… En attendant il pouvait juste lui servir de protection… le temps qu’il l’emmène ailleurs.

« — D’accord. »

Elle parle encore, d’une voix fatiguée. Il est vrai qu’elle était venue jusqu’ici parce que le disciple de Kiro lui avait proposé un abri…
Quand à trouver un lieu tranquille… Narcisse ne pouvait pas la laisser ici, c’était trop risqué. Les autres ne comprendraient pas et lui n’avait aucune envie de s’expliquer. De l’autre côté des marais… Il pouvait lui trouver un abri et elle ne serait pas loin du temple de Moiro. Ça semblait encore lui tenir à coeur le rose.
Elle murmure encore.

« — Dors. »

Narcisse se coucha devant l’entrée de la tanière, écoutant le moindre bruit suspect. Il ne dormirait pas, mais ce n’était un problème.
Un sourire vint étirer ses babines.
Tu ronfles, Princesse.

Un accord d’un mot simple.
Tout ce qu’il fallait en cet instant, tout ce dont elle avait besoin pour éteindre les dernières lueurs d’alarme. L’angoisse du sommeil qui rôdait avait fini par s’évaporer, devant l’évidence d’une paix au moins temporaire qu’elle saurait trouver ici.
Parce qu’il gardait l’entrée.
S’il avait voulu la livrer à son clan, Narcisse n’aurait probablement pas usé de tant de patience, ne se serait probablement pas échiné à répéter tant de fois qu’il l’aiderait. Quand un mensonge glissait par jeu, par inadvertance ou même par méfait, on ne se blessait pas autant la bouche à le mâcher plusieurs fois. Même elle… Ne serait sans doute pas capable d’insister si fort, de s’embourber autant dans les petites déformations de vérité qu’elle laissait bien volontiers s’échapper de ses lèvres.

La tête enfin installée entre ses pattes, les yeux fermés, elle remarqua à peine l’inconscience qui cette fois-ci venait d’un pas sûr pour la transporter.

Tout juste entendit-elle son dernier mot avant de se laisser glisser vers un sommeil sans rêves, un ordre simple lui aussi, qu’elle fut là presque ravie d’exécuter.