Sera prologue ou épilogue | Sobieski

Le jour était venu.
Maintenant que toutes les choses avaient été dites, toutes les révélations faites, que chacun connaissait la part de vérité qui lui avait été cachée - ou presque - il était temps pour le lion blanc d'ouvrir l'ultime chapitre de son apprentissage chez les Nakhus. Il s'était éveillé ce matin-là avec lacertitude que cette journée changerait son destin. Pour la première fois depuis des lunes, il s'était levé sans ressentir de douleur, et l'esprit presque apaisé. Pourtant, rien n'avait été vraiment aisé. Mais il éprouvait une étrange confiance maintenant qu'il s'apprêtait à faire l'ultime bond, comme s'il réalisait que tout était déjà joué. Ce qui allait suivre ne serait que la suite logique de tout ce à quoi il avait oeuvré durant les deux années qui venaient de s'écouler. Mais il ne voulait pas y aller maintenant. Les Nakhus étaient un peuple pieux, et les passages à l'Eglise étaient fréquents. Or, le lion blanc ne souhaitait pas que cette épreuve, la sienne, celle tant attendue par bien plus de loups que simplement sa propre personne, ne soit observée, jugée et jaugée. Ce serait un moment très important de savie. Il tenait à le garder pour lui, à le vivre pleinement et sans autre âme pour en être témoin.
De toute manière, ils en verraient tous très facilement la conclusion à son retour.

Il s'était donc décidé à se rendre au temple uniquement à la tombée de la nuit, aussi devait-il prendre son mal en patience. Le temps paraissait s'étirer à l'infini, les heures ne pas s'écouler, et il se résolut après une petite partie de chasse moyenement fructueuse à laisser ses pattes l'emmener jusqu'à l'Île Fantôme. Il y avait là-bas un lieu qu'il n'avait que peu fréquenté, d'abord car il ne savait pas lire à son arrivée sur les terres des disciples de Corneille, ensuite car sa longue convalescence ne lui avait pas permis de retourner sur l'île durant une longue période. La Bibliothèque.

Lorsqu'il franchit les portes massives qui y entraient, il eut aussitôt l'impression de rétrécir. Rares étaient les fois où le loup de haute et massive stature se sentait petit : c'était une de ces fois-là. les rayonnages et les étagères chargées montaient le long des colonnes jusqu'à un plafond haut et sombre. D'épaisse cheminées au feu crépitant éclairaient d'ombres mouvantes les rayonnages, donnant parfois l'impression fugace qu'une ombre y était dissimulée, vous observant. Les prunelles glacées du disciple parcourent les alentours alors qu'il avançait à pas lents, tête basse. Il ne savait même pas ce qu'il cherchait, il allait sans but, jusqu'à ce que son regard tombe sur un livre ouvert, posé sur un présentoir. Il s'approcha prudemment, n'ayant nul besoin de poser ses pattes avant sur le petit banc pour que sa tête soit à la bonne hauteur, et scruta avec curiosité les caractères qui s'étalaient en rangs serrés sur la feuille.

Il ne lisait pas souvent, aussi tenter de déchiffrer quelques lignes lui prit-il toute son attention, durant un instant, trompant sa vigilance et l'empêchant de détecter qu'il n'était plus seul.

Un contact sur sa patte, en même temps qu'une voix douce à son oreille, arracha le grand loup à sa concentration. Il eut un petit sursaut, et n'eut qu'à tourner les yeux pour se trouver nez à nez avec un petit loup pastel dont la silhouette lui était familière. Il se souvenait de l'une de ses leçons avec Volstein, peu de temps après son arrivée, durant laquelle l'Oracle avait tenu à lui montrer comment il accueillait ceux qui demandaient l'asile aux Nakhu, pour quelque raison que ce soit. Ce jour-là, il y avait eu un solitaire et deux lazulis, dont celui qui se trouvait face à lui. Sobieski. Le nom lui revint, avec ses sonorités particulières, et qui allait diablement bien à la bouille tendue devant lui. Il n'eut pas de mouvement de recul cependant, face à cette présence physique à ses côtés. S'il n'allait pas spontanément chercher le contact avec les autres - en grande partie, depuis qu'il était chez les Nakhus, car il ne savait pas encore parfaitement si cela faisait partie des moeurs -, il ne le refusait pas pour autant lorsqu'il état proposé. Il avait passé sa prime jeunesse dans les froides grottes de Morne-Oeil, où il fallait se serrer les uns contre les autres les nuits de fort vent pour ne pas se retrouver tremblant et glacé au matin. Et le clan étant une grande famille - presque littéralement - ils se montraient amicaux et familiers les uns envers les autres sans que cela ne paraisse anormal.

Il redressa les oreilles vers le petit loup, et son regard glissa à nouveau sur le livre qu'il venait de commencer à déchiffrer. Il avait en effet compris qu'il s'agissait d'insectes, mais était loin d'avoir saisi tout ce qui se disait entre ses pages épaisses. De bonne humeur, comme sur un nuage, le grand loup fut amusé par la question et répondit avec sincérité :

"Je suis venu ici un peu au hasard, et j'y ai trouvé cet ouvrage au hasard aussi. Je ne suis pas encore très doué avec la lecture."

Une confession dont il n'avait pas honte. Il avait découvert qu'il était loin d'être le seul loup du continent à ne pas posséder ce savoir, et il avait de toute manière été capable de l'apprendre. Il s'agissait maintenant de pratiquer plus régulièrement pour être capable de le faire avec plus d'aisance et de rapidité. Il rebondit sur les paroles de son camarade en ajoutant :

"Est-ce qu'il y a des choses intéressantes au sujet des insectes et des cultures dedans ?"

Il était réellement intéressé, ou au moins très curieux. Il trouvait cela étrange, cette volonté de Raison de cultiver des choses que les loups ne mangeaient pas - ou extrêmement peu - cependant il comprenait la volonté de faire pousser des plantes pour guérir, ou de la nourriture pour faire des offrandes à Yurai. Mettre des insectes dans la boucle était encore plus intriguant, car il fallait bien avouer que ce n'était sans doute pas la forme de vie à laquelle il avait prêté le plus d'attention jusque là.

Sobieski le gratifia d'un sourire lorsqu'il lui avoua ne pas être expert dans le domaine de la lecture, et lui proposa sans attendre de l'y aider. Proposition qui se réfléchissait, car maintenant qu'il en avait appris les rudiments Volstein ne l'entraînait plus vraiment à lire - ce qu'il comprenait absolument, il lui consacrait déjà une grande partie de son temps, et depuis la mort de sa compagne Hannah il passait bien plus de temps seul ou avec leur fille Kerguelen - et la curiosité naturelle du grand loup le poussait à vouloir continuer ses progrès. Il avait découvert avec la lecture, même aussi lente et fastidieuse qu'elle pût l'être chez lui, un univers entier de connaissances mises sur papier par tous les loups avant eux, un véritable répertoire des savoirs de tous ceux qui les avaient précédé dans ce monde. Il y avait de quoi attiser son intérêt et sa fascination.

"J'ai appris quelques bases avec notre Oracle Volstein, mais je serai enchanté de me perfectionner avec toi." Répondit-il avec sincérité.

Il écouta ensuite avec attention les paroles du petit loup rosé, surpris qu'il s'y connaisse déjà autant en le domaine. Il utilisa plusieurs termes que le lion blanc n'avait jamais entendu encore, certainement parce qu'il ne lisait pas beaucoup et discutait assez peu de culture de plantes avec ses congénères en temps normal, mais il crut comprendre le principe global. Quelques interrogations naquirent dans son esprit et il les garda de côté pour l'instant, n'ayant pas le coeur à interrompre le discours passionné de Sobieski. Il y avait quelque-chose d'adorablement attachant dans la manière dont il parlait, qui donnait envie d'écouter de tels discours plus souvent. Pour lui qui avait nagé pendant très longtemps dans les affres du doute, il était comme une bouffée d'oxygène. Il se demanda, en une pensée étrange et fugace, si lui aussi aurait ri de ses tourments à son arrivée chez les Nakhus, comme Eva. Non pas qu'il en eût été offensé, loin de là, au contraire cela lui avait permis de prendre un peu de recul face aux événements et à ses propres choix. Cela lui avait permis de prendre le chemi sur lequel il se trouvait maintenant. Il lui devait beaucoup, même pour quelques mots qu'elle avait sans doute prononcé sans réfléchir, naturellement.

Il eut un petit rire lorsque son camarade s'interrompit pour s'excuser de cet élan passionné.

"Non, c'est au contraire très intéressant." Répondit-il. "Je ne sais pas si j'ai compris tout ce que tu viens de dire, mais j'ai l'impression que l'idée est de maintenir l'équilibre que nous entretenons déjà avec tout ce qui nous entoure."

Il inclina légèrement la tête vers le livre et demanda prudemment :

"Mais si nous apportons de nouvelles graines nous-même, est-ce que nous ne bouleversons pas déjà cet équilibre ?"

Ce n'était pas une attaque, ou une recherche de faille. C'était l'idée qui avait traversé son esprit alors que Sobieski lui expliquait tout cela. La meilleure manière de ne pas bouleverser tous ces êtres vivants et autres choses dont il n'avait pas saisi entièrement le nom, n'était-ce pas simplement de ne pas intervenir sur eux ?

Ajani nota le petit geste, presque machinal, de Sobieski lorsqu'il ramena sa tignasse ondulée en arrière, avant que la gravité et les boucles ne reprennent le dessus pour revenir chatouiller son museau de mèches rebelles. Il ne sut décrire exactement comme qualifier ce qu'il ressentit à cet instant, mais trouverait plus tard un adjectif parfait pour cela : mignon. Il trouva cela mignon, un geste simple au-dessus d'une figure souriante. Dans cette journée où tout devait lui sourire, le petit loup trouvait parfaitement sa place, dessinant à jamais dans son esprit l'image d'un individu joyeux et innocent, profondément gentil et attachant. Il était impossible de ne pas avoir envie de se montrer sincère avec lui tant il le paraissait à son égard. Lorsqu'il releva ses lunettes sur son museau, il prit un air un peu plus sérieux et le grand loup écouta avec attention la réponse à sa question.

La comparaison fit mouche, et surtout sa dernière phrase. Elle paraissait presque lui être directement adressée, et il ne sut immédiatement comment y réagir. Quoi qu'en pense la graine, il n'y a jamais de mauvaise herbe, seulement des plantes différentes ayant chacune une utilité, un rôle. Une importance. C'était une si jolie phrase pour décrire ce qu'il avait ressenti lorsqu'il était arrivé, lorsqu'il s'était retrouvé au milieu de tous ses loups d'une culture bien différente de la sienne, pour décrire chacun des doutes qui l'avaient longuement travaillé alors qu'il se demandait si c'était là sa vraie place, comment il pourrait succéder un jour à ce blanc Oracle qui était l'incarnation parfaite de la sagesse à ses yeux comme à celui de toute la meute, comment il pourrait passer cette barrière psychologique qui l'éloignait des autres et le poussait à ne pas créer de lien fort avec eux. Parce que même s'il ne l'avait jamais exprimé réellement, il avait été durant un temps cette graine de mauvaise herbe au milieu de belles fleurs, une plante de la mer en manque de sel et qui n'était pas aussi jolies que celles poussées à la lumière des dieux du continent.

Il aimait cette image, cette comparaison, maintenant qu'il s'y sentait à sa place. Il avait pris conscience qu'il ne serait jamais ces fleurs, mais qu'il pouvait avoir sa place dans leur jardin. Une pensée amusante surgit dans son esprit : à quoi ressemblerait son âme s'il était une plante ? Sobieski, à coup sûr, serait rayonnant de beauté et de délicatesse. Mais il ne s'y connaissait pas suffisamment en la matière pour trouver un nom, une variété à accrocher à cette image nébuleuse. Ce pourrait être une quête amusante, de chercher dans les livres qui en parlaient une fleur qui irait avec son allure jeune, naïve, colorée.

"Je comprends." Répondit-il doucement. "C'est une très belle vision de notre meute que tu as."

Que je pourrais avoir maintenant, moi aussi. Sans le savoir, le petit loup venait d'ajouter une brique à l'édifice de sagesse qui se construisait depuis deux années déjà dans l'esprit du futur Oracle.

Le reste de l'après-midi passa rapidement, alors que le lion blanc allait et venait entre les allées en compagnie de Sobieski, lui posant des questions sur les plantes et les fleurs, sur les écosystèmes, écoutant avec attention ses réponses tout comme les petites phrases banales qu'ils échangeaient entre deux explications. S'il n'apprit pas grand chose de très personnel et n'en révéla pas beaucoup non plus, ce fut toutefois une excellente après-midi, et il ne se rendit compte qu'elle touchait à son terme qu'en voyant poindre au-dehors la lumière brûlante du crépuscule. Ils s'étaient allongés devant l'une des hautes cheminées, et le grand loup se redressa et s'ébroua, avant de lancer doucement :

"Pardonne-moi, je crains de devoir te laisser. Merci pour toutes ces connaissances, je ne sais pas si ma mémoire est assez grande pour retenir tout ce que tu sais "

Il s'esclaffa doucement, puis lança sur un ton plus sérieux, sans se départir de l'ombre de sourire qui ne l'avait pas quitté des heures précédentes :

"Je m'en vais voir Yurai ce soir. Je ne l'ai dit à personne encore, tu es le premier."

Première confidence, petite certes. Mais c'était déjà ça.