Au centre du cimetière [feat. Joaquin]

Il acquiesça silencieusement, son allure s'apaisant. Voilà qu'il était enfin quelque chose sur cette terre d'excentriques qu'il était capable d'appréhender et de comprendre sans risquer la moindre migraine. Quelque chose qu'il trouvait normal.

Ca, il était capable de faire. Il l'avait même déjà fait dans le passé, quand bien même les conditions étaient alors différentes, et la cible des balisages était un peu plus précise que quelque péquin assoiffé qui aurait pu passer dans le coin.
La question de la louve, en revanche, s'avérait un peu plus problématique.
Les balisages que Joaquín avait pu effectuer dataient tous de l'époque où il œuvrait au sein d'un groupe de personnes peu recommandables — embrassant ainsi un destin qu'on lui avait assigné à la naissance et devenant par là-même, lui-même, une personne peu recommandable. Il avait balisé pour son gang, respectant des codes et des signes connus d'eux-seuls. Balisé en toute discrétion, pour ne guère attirer l'oeil que de ceux à qui le message était précisément destiné. Personnes qui savaient par ailleurs quoi chercher lorsqu'elles arrivaient sur le lieu cible.
Et il n'avait pas balisé le sol.
Se posait également le problème du fossé culturel. Il connaissait bien les gens de chez lui et ce qu'ils pouvaient chercher dans un paysage, observer plus facilement comme dénotant de l'ordinaire. Or, après avoir passé au final bien plus de temps ici que dans son pays natal, il pouvait difficilement prétendre cerner la psyché des locaux, tant la diversité ici était grande — absurdement grande.

Autre problème, enfin, était que venant d'un endroit où le droit à la survie se gagnait à coups de crocs et de griffes, et où les faibles étaient systématiquement éliminés, il était peu enclin à aider n'importe qui. Les gens du coin étaient suffisamment aidés par leurs artefacts magiques et leurs Stabilo-Dieux, on n'allait quand même pas totalement leur prémâcher le travail.
Tenter de se mettre à la place d'un éventuel individu affaibli qui aurait désespérément cherché de l'eau dans les parages n'adoucissait en rien sa perception des choses. A ses yeux, s'il se retrouvait effectivement dans un état d'affaiblissement terrible et incapable de trouver de l'eau dans les parages, eh bien, tant pis pour lui. C'était ainsi que fonctionnait la nature, épurant systématiquement les plus vieux et les plus fragiles, les plus dépassés et les plus amoindris, pour ne garder que le viable et ainsi se préserver de la dégénérescence. S'il se retrouvait dans une telle position, mourir aurait été la suite naturelle des choses. Ainsi en était-il. Tant pis.
Et pourtant.
Et pourtant, alors qu'il demeurait là immobile, cherchant sans grand résultat à trouver en lui la moindre raison de s'adonner à ce balisage sauvage, facile et profondément gratuit, s'imposa à son esprit la vision d'une petite louve claire à la voix éraillée et au corps constellé de trop nombreuses cicatrices. Peut-être perdue ici, loin de sa plage et ses coquillages, cherchant de l'eau, n'en trouvant pas. A cette pensée son coeur se serra légèrement. Il n'avait pas envie que celle-ci meure. Non.
Surtout par négligence de sa part, parce qu'il n'aurait pas vu, ici-même et en ce jour, l'utilité d'aider une louve aveugle à accomplir un geste de voulant purement altruiste. Parce que dans son Canyon natal, on n'était pas altruiste. Les altruistes étaient faibles et ne survivaient jamais.

Il baissa les yeux vers son épaule gauche, sur laquelle demeuraient nettement visible ce vieux tatouage qui lui avait été apposé jadis, et la cicatrice, plus récente, gravée au fer rouge dans sa peau qui le recouvrait. S'en suivit un nouveau silence, de quelques instants, avant qu'il ne relève le nez vers la Nakhu.

— Nous pouvons despej... dégager un chemin et peut-être disperser des... choses... inhabituelles, il désigna du museau les plumes de la femelle, par réflexe, réalisant que ce n'était guère utile puisqu'elle ne pouvait le voir, au milieu pour attirer l'attention.

Comme dans ce vieux compte où un gosse semait des cailloux derrière lui pour retrouver son chemin.

Son idée — un bien grand mot pour au final pas grand chose de très original, si on lui demandait son avis – sembla satisfaire la louve, et il n'hésita cette fois-ci pas une seconde à répondre à sa nouvelle question :

— Les arbres.

Joaquín n'avait jamais été quelqu'un de très imaginatif, sauf peut-être pour échafauder des stratégies visant systématiquement à nuire à autrui du temps où ses fréquentations étaient peu recommandables : c'était aussi la seule fois où on avait vraiment eu besoin qu'il fasse preuve de créativité dans son existence toute entière, du reste, il n'avait jamais eu besoin que de ses muscles. Les mondes intérieurs n'avaient guère l'occasion de se développer, dans son canyon. La priorité était de nourrir les corps — et de les préserver des autres –, plutôt que les esprits. Se cultiver était un luxe que les siens n'avaient pas, et ne recherchaient pas non plus. Surtout pas les mâles.
Jamais les mâles.
En aucun cas les mâles.

Décoller de l'écorce était bien plus à sa portée, nécessitait bien moins de réflexion, et était même un petit acte de destruction en soi, domaine dans lequel il excellait bien plus que tout autre.
Sans plus de discussion, il se dirigea vers l'un des troncs les plus proches, se hissa sur ses deux pattes arrières et griffa avec force l'écorce à une hauteur raisonnable, s'y reprenant à quelques fois avant qu'un morceau plus épais que les quelques copeaux qui se détachaient sous ses doigts ne se décolle. Il alla chercher l'une des plumes de la Nakhu et revint la coincer entre ce dernier et le corps du tronc.
Après une vague appréciation de son travail, qu'il jugea suffisamment convainquant — et si les gens étaient trop cons pour voir sa balise, eh bien, sélection naturelle, tant pis pour eux –, il se dirigea vers un nouvel arbre, et se remit à la tâche.

Spoiler:

[J'ai un peu la flemme des dés donc je vais faire sans ^^
En plus ce RP date et j'ai vu que tu avais mis Hayndriel en pause donc autant partir vers une conclusion]

Attelé à sa tâche, il disposa de manière plus ou moins consciencieuse les plumes que la femelle lui avait données le long des arbres. S'il avait fait preuve d'une certaine minutie — disons, une certaine minutie pour un mec de sa trempe pas forcément porté sur le minutieux d'ordinaire – sur le départ, les deux dernières plumes avaient clairement été mises en place de manière plus sommaire, sa patience s'évaporant rapidement comme une flaque à la merci du soleil estival.
On ne pouvait pas dire que ça le chagrinait. Faire don de soi à d'illustres inconnus par pur principe altruiste était loin de ses standards habituels, passer ainsi du temps à baliser un chemin qu'il ne réemprunterait probablement jamais l'avait conduit à très largement trépassé les frontières habituelles et étriquées de sa bonté naturelle. Il y avait des limites au plaisir d'offrir.
A ce stade de la journée, après avoir crapahuté dans les bois aux côtés d'une aveugle estropiée d'une aile pour trouver un point d'eau qui selon lui était plus un amas de vase qu'un véritable abreuvoir, et passé par la suite une bonne demi-heure à gratter des arbres comme un ours demeuré pour ficher des plumes dans leur écorce, il estimait qu'un break s'imposait. Un break durable. Du type fin de journée de travail. Ou fin de contrat.

Il retourna donc vers la Nakhu après un dernier coup d'oeil à son oeuvre — qui lui semblait de plus en plus grossière à mesure qu'il la contemplait, aussi se détourna-t-il vite d'elle –, enfonçant distraitement un peu plus dans le sol la plume qu'elle avait posée là du bout de la patte.

— Ca devrait tenir quelques jours, déclara-t-il sobrement, regardant par dessus l'épaule de la louve pour voir où elle en était de son balisage.

Il observa avec curiosité l'oeuvre de la petite louve, qui se débrouillait bien mieux qu'il ne l'aurait cru, dans la mesure où elle était incapable de voir. Et où il soupçonnait fortement qu'avec désormais une seule aile sur le dos, son équilibre devait être bien précaire.

Qu'aurait-il fait, à sa place ? Guère désireux de se retrouver avec le dos en vrac au bout de quelques années, il aurait sans aucun doute coupé l'aile restante, en dépit de la douleur et de la notion de perte d'un petit bout de soi et de son identité que cela impliquait. Chez lui, on ne lui aurait de toute manière pas laissé le choix. N'avoir plus qu'une aile était bien plus handicapant que n'avoir plus d'aile du tout.

Hayndriel semblait dans tous les cas ravie. Bien incapable de comprendre, trop formaté à ne se préoccuper que de lui-même et des siens depuis sa plus tendre enfance, il se contenta de l'observer avec perplexité, transférant bêtement son poids d'une patte sur l'autre, attendant un dénouement. Songeant sans mot dire qu'il aurait sans doute aimé, dans une autre vie, avoir besoin de si peu pour pouvoir se prétendre heureux. C'était si simple, si évident.
Ca lui était visiblement interdit, également.

— Merci Joaquin de m’avoir aidé. Je vais te laisser, et si jamais tu as besoin de quelque chose hésite pas si on se recroise ! Encore merci.

Tout était si différent, ici.
Après que la Nakhu eut disparu, il resta là quelques minutes encore, regardant de nouveau ces petites plumes insérées avec minutie dans le sol. Ces autres petites plumes, accolées de manière bien plus grossière aux quelques troncs qui l'entouraient. Quelqu'un les verrait-il vraiment ?

Une dizaine de minutes plus tard, sa silhouette sombre s'échappait des bois morts, pour aller se perdre dans le dédale de roches rouges de la Passe Ventue, le pas incertain.