Lost Day - Libre.

«  Ah it‘s a lost day, man, for the new-born seeker
See, I‘m a natural kind and you won‘t find what you like
Now it‘s the last amen for the new-born seeker »

[ Sanctuaire - Dans l'une des grottes dédiées aux soins, matinée. ]

Il a fait un cauchemar étrange.

Peu de temps après, il est tombé malade.

Grimalk ne pense pas que ces faits puissent être corrélés : les mauvais rêves ne poussent pas un estomac à se contracter pour rendre le dernier repas ingéré.
Non, il le met plutôt sur le compte du changement de vie. L'air qu'il respire n'est pas le même, les proies mangées ne se ressemblent pas beaucoup, l'eau a un goût différent.

C'est peut-être ce qui l'a rendu malade, l'eau.

À Arabahos on ne buvait pas n'importe laquelle.
Il y avait toujours des loups dédiés à la mémorisation des rares sources sur leurs itinéraires et à la reconnaissance des liquides qu'ils achetaient ou échangeaient en dépannage. Les accidents arrivaient.

Un empoisonnement était rapidement arrivé lui aussi.

Boire de l'eau était presque aussi dangereux que de ne pas en trouver si l'on ne pouvait avoir confiance dans ceux qui l'apportaient.

Mais cet endroit n'est pas Arabahos.
Il a vu au fur et à mesure de son voyage l'eau se faire plus présente, les fleuves descendre des montagnes en nombre et démontrer la pluralité des sources de ce qui, ici, n'est ni une denrée rare ni viciée.
Et puisqu'il est improbable qu'un Nakhu veuille empoisonner quiconque, Grimalk finit par déduire que son organisme n'est simplement pas encore totalement adapté à cette nouvelle vie.

Tout ce qu'il sait est qu'il doit se rendre chez ceux qui guérissent.

Alors il y est allé et il attend maintenant, assis au centre d'une de ces pièces dans cet ensemble qu'ils appellent Sanctuaire , là où les plantes qu'il guette très souvent dans l'attente de les voir faiblir, faner puis s'éteindre ne font jamais ça et restent plutôt déterminées à éclairer le lieu.

La nuque inclinée vers l'arrière et les yeux fixes, il les observe aujourd'hui encore.

Un son de pas légers qui se rapprochent fait tiquer son oreille par réflexe mais son esprit n'y accorde qu'une importance moindre.
Parmi toutes les informations qui le bombardent en permanence et qui s'entrechoquent pour voler le centre de son attention s'opère le plus souvent un tri inconscient sur lequel il n'a que peu de contrôle. Quand un élément en particulier verrouille sa focalisation, ceux jugés moins notables ou plus communs sont presque effacés.
Que quelqu'un finisse par venir dans cet endroit où ils vivaient tous était commun, et si ces plantes luminescentes finiraient par le devenir à force d'en partager le quotidien... Pour le moment, elles restent une source de questionnements et d'observation.

Il se dit qu'avec beaucoup de patience, il notera peut-être un changement.
Il se dit aussi que s'il trouve un moyen de les atteindre et d'en arracher un bout, il pourra mieux les voir et constater si leur mort suffit à éteindre leur lumière.

Ce n'est que quand la voix de celle qui s'est arrêtée à son niveau s'élève qu'il ne daigne détacher son regard du plafond pour le poser sur elle après quelques dernières secondes à y darder des coups d’œil plus intenses, comme s'il eut le pouvoir de leur ordonner une quelconque réaction.
A sa question Grimalk ne répondra pas tout de suite : il est d'abord absorbé par ce qu'elle est. Elle fait partie de ces locaux qui sont chargés de particularités variées et empreints de magie - il a rapidement assimilé que ce mot était pour cet endroit un qualificatif pratique qui permet d'y ranger un bon nombre de phénomènes avant d'en savoir plus - qui ne manquent jamais d'enclencher une période de fixation sur la plupart des individus se présentant à son regard.
Avec le temps ses observations se hiérarchisent elles aussi, et commence à s'instaurer parmi tous les éléments un ordre de banalité qui lui permet d'être moins déstabilisé par chaque nouvelle tête. Il s'attarde moins sur les couleurs du pelage et sur les morphologies à moins que quelque chose puisse les faire ressortir de la nouvelle norme à laquelle il s'accoutume, tout comme les accessoires qu'il a vu se décliner en de multiples gammes loin d'être toujours utilitaires ou porteuses d'une quelconque signification.
Ses yeux bondissent maintenant d'élément en élément jusqu'à débusquer ceux qui comptent vraiment, du moins dans un premier temps.

Mais il y en a quand même beaucoup sur elle.
D'abord cette lumière verte qu'il sait être celle de Mido, deuxième déité qui protège cette meute, mais qu'il n'a encore vu sur personne parmi ces Nakhus. C'est donc rare et ça ne peut que susciter sa curiosité.
Puis il y a le reste : la façon dont flottent littéralement ses cheveux, les espèces de petites étoiles qui gravitent autour et sur elle, l'intensité de ses yeux bleus qu'il trouve étrangement difficile d'affronter quand d'habitude il ne ressent rien de particulier à soutenir un regard.
Il rattache tous ces éléments à la magie mais ils sont chez elle assez marquants pour retenir un moment son attention sur chaque partie.
Et puis, comme note de fin moins marquante mais qui le saisit pourtant d'un court sentiment un peu piquant, il note la similitude des rayures sur leurs épaules.

L'adolescent fronce un peu les sourcils, cligne des yeux comme pour les nettoyer de tout ce qu'il a vu et mieux les recentrer sur la suite.
Et il répond enfin, sans s'intéresser à combien de temps s'est écoulé.

— Je ne comprends pas comment elles brillent. Et pourquoi.

A Arabahos, il y avait une règle qui permettait au moins de toujours creuser dans la direction d'une réponse. L'environnement était trop rude pour laisser proliférer l'erreur, trop exigeant pour que ne soit gaspillée de l'énergie sans aucune raison valable.

Chaque chose avait son utilité.

Il la voit diriger son regard vers ces mêmes plantes qu'il a passé de bonnes dizaines de minutes à observer - pas que maintenant, mais sur un ensemble depuis son arrivée.
Pendant un bref instant, Grimalk se demande trois choses en même temps qui coexistent dans son esprit en s'y bousculant un peu sans que l'une théorie plus que l'autre n'ait le temps de se développer. La première est la pensée un peu absurde de se dire que la louve n'avait peut-être jamais pris le temps de les regarder dans le détail alors même qu'elle vit sous un réseau développé de leurs semblables, la seconde est une forme de déception et de lassitude qui se prépare à se charger alors qu'il anticipe d'emblée qu'elle n'aura rien de particulier à lui apprendre, la troisième est son contraire dans une impatience qui gonfle soudainement dans sa poitrine à l'idée d'avoir une réponse précise.
C'est le troisième sentiment qui grandit et occulte les autres, les jetant sans aucun regret ni scrupule quand la louve prend la parole pour expliquer ce qu'elle appela luminescence.

Un sourire ne tarde pas à se dessiner sur son visage, il cligne des yeux pour apposer sur ses lèvres qui bougent un regard plus clair. Il apprécie de la constater plus proche de Kerguelen que de Cheza dans la clarté de son langage : les mots qu'elle utilise sont précis et ils s'enchainent fluidement dans sa bouche.
Elle est bien plus fine et ne possède pas d'aile, tout ce qui la touche a l'air de flotter : elle est justement le contraire d'Oracle-rëk dans la légèreté qu'elle incarne.
L'explication transitionne vers la spéculation qui laisse elle davantage de questions que de réponses.
Sans laisser de pause, il intervient à nouveau.

— Elles ne sont donc pas magiques.

Ses yeux dorés ont accompli un nouveau trajet en direction des plantes - pour voir si le savoir de ces nouveaux éléments changera la façon dont il les perçoit. Il n'en a pas l'immédiate sensation.
Il y a dans sa prononciation du mot magique un certain dédain qu'il ne contrôle même pas et qu'il ne cherche pas spécialement à expliquer. Il l'associe juste à une frustration mêlée d'attirance pour ce concept bien trop large pour être saisi et maîtrisable, qui à lui seul sert à justifier tout ce qui n'est pas compris et ne le sera jamais peut-être.
D'un autre côté, c'est un puits insondable d'expérimentation et de découverte.
Tandis que les plantes, elles... S'il se trouve que la réponse à leur façon d'exister est si simple à expédier, peut-être auront-elles perdu tout leur intérêt mystérieux à ses yeux d'ici quelques jours.
Peu importe.

Il les oublie dès maintenant pour céder la priorité à ce qui l'intrigue plus fort : la louve.

— Est-ce de la magie, qui donne à vos cheveux cette légèreté ?

Celle issue du glowstick en losange, peut-être ?

Le concept de magie devient de moins en moins clair et ce fait lui déplaît autant qu'il éveille sa convoitise.
Cette envie de se confronter aux choses pour les dominer tiraillée d'une aversion pour les domaines qui tenaient uniquement des divagations de l'esprit sans jamais trouver d'application concrète et palpable.
La magie danse sur cette frontière, présente partout autour mais insaisissable, réelle et pourtant sujette à des définitions subjectives.

Grimalk soupire bruyamment, d'un souffle qui n'est pas d'ennui exprimé mais de frustration relâchée.

Son conflit et son agitation demeurent internes jusqu'à la dernière remarque de la louve sur laquelle il redirige alors son attention pour lui répondre sans temps d'hésitation.

— Je l'ai vu.

Une pause l'interrompt néanmoins pour un bref instant, bouche toujours ouverte, comme si les mots suivants avaient besoin d'un peu plus de délai que d'habitude pour se former et faire sens.

— La magie n'est donc pas juste ce qui est rare puisqu'elle règne ici. Au lieu de simplement enfreindre quelques règles, elle en devient une. Donc des phénomènes naturels mais peu fréquents deviennent plus rares que la magie. Comme une éclipse. Il doit y avoir beaucoup de choses que l'on pense magiques juste parce qu'on ne les comprend pas.

Comment faire le tri entre cette magie et l'ignorance autrement qu'en s'y confrontant ?
Il sait pourtant, évidemment, que certaines choses n'étaient pas du domaine de leur condition de tas de chair mortels et qu'aucun loup ne pouvait aller au fond des océans, aux confins du firmament ni au cœur des volcans pour voir tout ce qui s'y trouvait vraiment.
Ses sourcils demeurent froncés sans qu'il ne soit en colère malgré les quelques signes d'agitation qui le parcourent, dans le bout de sa queue qui frémit parfois de soubresauts et deux de ses griffes qui taquinent le sol à un rythme régulier.

De toute évidence, la louve aux cheveux légers n'est pas de ceux qui rejettent la contradiction et font taire le débat d'un claquement de mâchoires.
Ils avaient été nombreux, à Arabahos.
Même Azar, qui ne l'avait jamais rabroué pour ses questions ou pour les oppositions sur lesquelles il buttait parfois, avait toujours eu bien peu de mots en réponse et n'avait jamais nourri la conversation comme elle le faisait.

Ses yeux dorés s'accrochent à elle qui se met à se mouvoir quand il demeure silencieux - plus précisément, ses pupilles fixent la façon qu'a cette baisse d'intensité de ce qui les maintient au sol, tel qu'elle l'a décrit, de faire flotter ce qui devrait normalement tomber vers le bas et se soumettre au mouvement plus général du corps.
Ça le fascine, lui qui est tout sauf léger, lui dont la carrure qui s'annonce imposante et la fourrure épaisse se conforment sans exception aucune à la règle de la gravité. Il se prend à dire qu'il voudrait essayer et se demande ce qu'il se passerait s'il venait la toucher, peut être aposer l'une de ses chaînes ou quelques mèches noires - se mettraient-elles à devenir légères ?
L'envie n'est seulement réprimée que par distraction d'égale intensité : pendant ce temps elle parle toujours, et le cheminement qu'elle prend maintenant pour rectifier sa définition primaire lui plaît bien davantage. La frustration se dissipe et l'excitation de mieux comprendre se répand dans une contraction du ventre, des battements de cœur plus rapides et une énergie qui s'accumule et veut se relâcher.
Les stimulis et points d'intérêt se multiplient - autant dans une stimulation mentale qu'on lui a rarement offerte que dans cette expression de magie constante autour de la louve et Grimalk s'agite de plus en plus.
Il se lève d'un geste vif et dresse la queue avant de se rasseoir brusquement comme en se rappelant de quelque chose, il griffe le sol de pattes qui se plient puis se reposent, de doigts qui se contractent et se détendent, il se lèche les babines et les mord parfois du bout d'un croc.
Ce manège s'installe et se poursuit sans qu'il ne semble même le remarquer, les yeux dorés devenus pétillants braqués sur le visage de la louve au pelage crépusculaire.

— Je crois que c'est correct, oui, ça explique mieux. C'est une manipulation plutôt qu'une erreur ou quelque chose de rare, oui. Ça explique ce qu'il se passe pour moi.

Ses yeux dorés cerclés de noir sont déjà intenses en temps normal - ils le sont maintenant plus encore, similaires à ceux que poserait un predateur affamé sur la proie qu'il convoite.

— J'ai de la magie d'ici dans mon corps par un ancêtre qui vient de vos terres et mon corps a réagi en revenant. C'est comme une énergie qui ne pouvait s'extraire et exister qu'avec le bon endroit et le bon artefact.

L'artefact étant... Ce morceau de continent tout entier, peut-être bien.
Durant un bref instant s'immisce la pensée que Tsaâl Midbar avait eu raison.
Son sang n'est pas différent par hasard et il avait su reconnaître sa raison d'être, comme une alchimie parfaite entre deux produits pourtant différents et longtemps séparés.
Grimalk veut lui montrer et casse le manège qui semble le lier au sol malgré ses mouvements anarchiques pour libérer l'énergie qui le veut être debout : il fait quelques tours sur lui-même et fouille la caverne des yeux à plusieurs reprises mais ne trouve pas ce qu'il cherche.
Son poil se hérisse, il se retourne avec précipitation pour faire de nouveau face à la louve crépuscule.

— Ils sont là d'habitude. Enfin, pas toujours et je ne sais pas les forcer à apparaître. Je veux te les montrer.

Les sourcils sont de nouveau froncés et Grimalk recommence à tourner et à chercher.
Ne pas pouvoir commander leur présence ne lui a jusque là pas posé de problème.

Maintenant, il trouve cela intolérable.

L'agitation continue de le tourmenter un temps. Il tourne encore sur lui-même, à pas plus lents et plus appliqués, comme un prédateur en traque - mais un prédateur qui ne trouve pas la trace de sa proie et s'en agaçe. Temporairement, le reste du monde s' est fait exclure, repoussé derrière d'épais rideaux pour occulter ce qui n'est pas ce qu'il cherche, Nocera oubliée, les plantes et le reste de l'environnement aussi.
Ce qu'il cherche a forme de papillon et brille de bleu ou de violet, ce qu'il cherche refuse de se dévoiler.

L'oreille qu'il tourne vers la louve quand elle reprend la parole ne le fait que par automatisme, réponse de son corps qui continue à être attentif à ce qui l'entoure pour pouvoir réagir en cas d'urgence même quand l'esprit, lui, s'en va ailleurs se perdre dans des tunnels étroits.
Il ne lui accorde d'abord pas d'attention jusqu'à ce que s'opère finalement un déclic dans ce qu'elle dit - les mots ont tourné en tâche de fond et il admet qu'ils font sens.
Ça suffit pour interrompre une nouvelle fois le cycle erratique de sa recherche entêtée alors qu'il tourne cette fois toute sa tête vers la louve crépuscule, oreilles droites et regard flamboyant.
Mais c'est maintenant sa mémoire qu'il fouille et explore pour appliquer la stratégie qu'elle suggère, celle qu'il admet être une solution prometteuse... Et quelques secondes plus tard son visage se fronce encore dans un vent de colère. Les muscles de son museau se plissent et dévoilent ses dents pour un instant - le suivant, c'est sa lèvre qu'il préfère mordre plutôt que de laisser ses babines se retrousser complètement. Automatisme gardé d'une vie d'avant.

Sans tarder, il pose les mots sur cette énième frustration.

— Je crois qu'il n'y en a pas de précise. Ils sont venus à des moments différents du jour mais ils se voient mieux dans l'obscurité, ils ne sont jamais là au même moment, ni après la même humeur ou la même activité...

Il se suspend un instant, gueule ouverte et traits toujours froissés en réflexion.
Puis semble tout à coup s'occuper s'ouvrir, comme frappé par une réalisation foudroyante.

— ... Mais ils ont toujours été dehors.

Et ils sont ici dans un souterrain.
Ses yeux dorés se firent ronds, son corps entier se figea.
Avant que sans crier gare, il s'élance de toute la vitesse de son corps trapu hors du dédale de grottes et de couloirs pour regagner l'air libre.

Son apprentissage du dédale, à lui, est récent et fait d'étapes et de détails.
Il n'a pas spatialisé ces couloirs constitués en labyrinthe en se formant une carte mentale de l'espace : il n'en est que très peu capable et il lui est bien plus naturel de s'être constitué une succession de détails à suivre. Comme un jeu de piste mémorisé, une suite de clichés mentaux qu'il fait défiler.
Il y a cet accroc dans ce coin de mur, cette fissure qui court le long du sol, cette tâche plus sombre dans la roche, cette dalle plus enfoncée que les autres, ce morceau de mousse en forme de huit.
L'itinéraire ainsi développé est perfectible, il le sait : ce n'est pas le plus direct et nombreux sont les jours dédiés à se perdre volontairement et plus ou moins loin pour retravailler et affiner sa connaissance des couloirs - et retoucher le chemin mémorisé vers la sortie pour le rendre plus efficace.
Ainsi, si Grimalk avait pu voir le raccourci emprunté par Nocera, il l'aurait suivi et implémenté. Mais cela serait l'affaire d'un autre jour peut être - en attendant il a regagné l'extérieur et ne la louve crépuscule ne tarde pas à le rejoindre.

Le ciel extérieur en est loin, lui, du crépuscule : ce sont plutôt les dernières traces d'aube qui se dissipent quand sa recherche frénétique reprend de ses yeux qui scrutent et qui exigent.
Nocera reprend la parole et inconsciemment, ce n'est plus que par réflexe physique que les oreilles du jeune mâle se tournent maintenant vers elle quand cela arrive : elle a donné de bonnes paroles et par conséquent il se rend d'emblée plus disponible à écouter les suivantes.

Alors encore il se suspend un instant et prend quelques secondes pour assimiler ce qu'elle dit - et s'exécuter. Mais il a beau y réfléchir - ça ne colle pas. À plusieurs reprises il avait été calme lorsque leurs ailes étaient apparues, et il n'a jamais pu les commander.
Ils sont peut-être finalement comme le vent et la pluie, dépendants de facteurs extérieurs sur lesquels il n'a aucun contrôle, quand bien même ils sont liés à lui car ils ne s'éveillent dans aucun autre sillage. Cette pensée aurait sans aucun doute déclenché une nouvelle gradation dans sa frustration si une tâche de couleur diffuse n'avait pas capturé son regard au détour d'une nouvelle volte-face.
Il n'a pas besoin de faire le point et de repréciser sa vue sur la forme qu'il jappe déjà d'un souffle abrupt qui ponctue sa trouvaille - il sait que c'est ce qu'il cherchait.

— Là !

Quelques pas trottés en direction de la forme qui s'est développée pour former un papillon de nuit d'un violet profond qui peine à se rendre visible, battant paresseusement des ailes sur un rocher à l'ombre. Et Grimalk s'absorbe dans l'observation de cette apparition, soudain calmé et apaisé, son poil dressé retombant comme une vague qui s'abat. Venu accompagner cette sérénité aussi brusque que ses éclats d'agitation, un sourire étire ses lèvres et une longueur de silence plus tard, son visage se tourne vers Nocera.

Sa voix est maintenant posée et sonne presque accomplie dans cet état de satisfaction qui l'emplit.

— Ils sont là.

Non plus un seul, mais trois puis un quatrième naissant, tous d'une teinte et d'une espèce différentes dans cette diversité qu'il doute d'un jour pouvoir connaître en son ensemble. C'est peut-être aussi ce qui lui plaît, avec eux.
Autour d'eux ils volètent de quelques mouvements flegmatiques et si les pupilles de Grimalk en suivent les courbes, c'est vers Nocera qu'il garde le museau tourné.
Il n'a pas fini de lui parler.

— Accepterais-tu de devenir ma reïsh ?

La pause qu'il marque ne dure qu'une seconde avant que sa voix ne reprenne.

— C'est quelqu'un maître de sa discipline qui accepte d'apprendre sa façon de vivre à un plus jeune. J'en avais un, mais plus maintenant.

Grimalk est loup à assimilation rapide : il a acquis la conscience qu'il n'avait pas en arrivant du gouffre qui existe entre certains termes et noms, pour lui évidents, qui n'ont ici pas de signification. Quand traduction il y a, il remplace le mot. Et en l'absence d'un mot unique, il a pris l'habitude d'expliquer les quelques concepts plus vastes.

Demander un reïsh n'est pas chose qui se fait de là où il vient. Azar et son futur rang lui avaient été imposés - quand bien même il s'était jugé satisfait de l'un comme de l'autre - et il avait cru d'emblée qu'ici les choses se passeraient de la même manière : qu'un adulte lui serait attribué, au-delà du simple degré de référent que Cheza occupe, sans qu'il n'ait de mot à dire sur l'enseignement à suivre.
Mais les semaines passent et rien ne vient.

Et plus les semaines passent, plus il explore la marge de libertés inégalée dont il dispose ici - celle de faire ses propres choix et d'obtenir bien plus souvent qu'escompté une réponse positive à ses demandes.

Alors c'est sans appréhension qu'il arime son regard intense dans celui de Nocera et attend sa réponse.

L'attention de Nocera est tournée sur lui et Grimalk tente de lire son visage pour y trouver indice de sa réponse. Il n'en a pas vraiment le temps cependant que déjà elle s'exprime et que lui se dresse comme pour mieux écouter.
Au fur et à mesure de ses mots son visage fluctue et son expression se module - un sourire qui s'agrandit et s'affirme sur les mots qui lui plaisent au point de le faire frissonner, une arcade qui se plisse un peu et une babine qui tique sur les notions dont il est moins sûr.
Mais globalement il en tire une impression positive, non, plus - de l'excitation.

Sa gueule s'ouvre pour répondre mais il s'interrompt alors qu'elle s'est rapprochée et que leurs regards se croisent plus longuement qu'auparavant. Cette fois, les iris qui dansent entre le vert et le bleu provoquent quelque chose. Il ne sait pas quoi, mais c'est un malaise qui lui étreint les entrailles et qui y diffuse un vent froid - en réponse son poil se hérisse et il ne peut réprimer le frisson qui se met à le parcourir.
L'incompréhension et la surprise un peu dissipées, Grimalk ne tarde pas à se dire qu'il s'agit sans doute là d'un autre pouvoir discret, d'une magie supplémentaire qu'elle porte. Jamais il n'avait ressenti telle angoisse incontrôlable et inexplicable en croisant un regard - il en avait pourtant connu de nombreux qui ne lui voulaient pas du bien.

Le jeune loup se secoue pour se débarrasser des derniers tressautements qui le parcourent comme des insectes dérangeants et il prend la parole à la suite de Nocera pour enfin formuler la réponse qu'il avait voulu livrer.

— Je veux devenir celui qui sait ce qu'il faut faire.

Sa voix est encore juvénile, le sourire qui vient de dévorer ses lèvres est presque candide. Pourtant c'est une résolution sourde et adulte qui miroite au fond de ses prunelles.
Il a l'impression de se retrouver comme face à Kerguelen quelques semaines auparavant : on étale devant lui des choix qu'il n'a jusque là jamais eu et on laisse enfin éclore ses propres pensées, s'exprimer ses envies qui avaient toujours été là mais trop souvent réprimées. Et comme face à Kerguelen, il n'approuve pas l'intégralité de ce qui lui est proposé - du moins, il ne sait pas encore. Mais Grimalk aime essayer et découvrir.
Et il y a une majorité des points cités qui éveillent au contraire son envie et envoient des mouvements saccadés dans sa queue dont le bout balaie herbe.

Ses lèvres s'écartent un peu plus, ses crocs blanc et or se dévoilent.

— Quand commence-t-on ?

Dans ses mots, dans ce terme de défenseur, il entend la certitude de pouvoir continuer à devenir Hàrif tout en gagnant un enseignement nouveau chez Nocera. Son cœur est léger et l'énergie qui fourmille en lui semble circuler avec fluidité dans tout son corps au lieu de crépiter et exploser comme à son habitude.

De ce feu qu'il apprendra à maîtriser, Grimalk veut tirer le meilleur.
Il deviendra puissant.

La proximité du lendemain est chose qui lui plait.
Jusque-là, ses journées au sein des Nakhus avaient été marquées par une certaine monotonie qu’il s’appliquait à casser de lui-même, mais demain, il n’y en aurait pas besoin. Car Nocera serait pilier de quelque chose de nouveau - et cette simple perspective fait grouiller l’impatience au fond de son ventre.
Derrière lui sa queue décrit des mouvements plus amples et plus rapides et comme mus par ce même élan, les papillons violet s’embarquent dans une valse plus endiablée.

Son regard est déjà parti ailleurs, loin avec ses pensées et les multiples projections mentales qui se bâtissent, mais la voix de celle qui est maintenant sa reïsh - ou bien simplement sa mentor, comme eux ont ici tendance à le dire, seul l’avenir lui dirait dans quel concept il peut véritablement la ranger - ramène ses prunelles à se canaliser sur son visage. Et sa réponse est immédiate, jaillissant de sa gueule quand la louve clôt à peine la sienne.

— Elles le sont toujours.

Ce genre de remarques non sollicitées lui avaient toujours valu bien plus de mal que de bien de là où il vient, qualifiées d’effrontées. C’est pourtant cette fois un sourire assuré qui conclut sa phrase au lieu de muscles qui se tendent.
Il est loup à assimilation rapide et il sait qu’ici, parmi eux du moins, il ne reverra certainement pas pire qu’un sourcil qui se fronce à son égard.

Ce qu’il a dit est vrai, de toute manière - chaque jour l’entretien et le temps consacré à ses lames est une des rares routines qui ne l’ennuie pas.

Ses oreilles se redressent quand Nocera lui parle de la bibliothèque et le reste de son corps fait de même pour lancer une marche à sa suite. Ce fameux endroit dont on lui a déjà quelques fois parlé et qu’il comptait aller voir un jour ou l’autre serait donc une étape avancée à ce jour. Cela lui convient.
Et la raison initiale qui le motiva à se rendre ici au matin, elle, est désormais complètement oubliée et le serait pour le reste de la journée.