Second Sight - Cheza.

«  To know those arms around you
and to make your home in the world.
just by being wanted.

To see those eyes looking back at you,
as eyes should see you at last,

seeing you, as you always wanted to be seen,
seeing you, as you yourself
had always wanted to see the world. »

[ Dédale Occulte - Proche de l'escalier vers la sortie, matinée.]

Quelques jours sont passés.

Quelques jours depuis qu'il n'est plus Grimalk l'exilé de Tsaäl Midbar, Hàrif-rëk sous la tutelle de Azar-reïsh ; mais Grimalk, le Nakhu en intégration temporaire dont Cheza Oracle-rëk est le référent.
... Il est toujours Hàrif-rëk.
Malgré les mots de la kazin, le jeune ne compte pas barrer de son quotidien ces entraînements désormais solitaires. Il n'a que très peu eu le temps de pratiquer depuis son arrivée : que ce soit avec Cheza ou un autre de ces loups étranges qui portent beaucoup de Glowsticks et ont beaucoup de corps différents, il se retrouve souvent interpellé et embarqué.

Quelque fois il tenta de s'isoler pour sortir les lames de leurs gaines, chaque fois il croisa la route d'un Nakhu qui le prit à part.
Chaque fois il se sentit envahi d'une vague de mécontentement, chaque fois il la réprima.

En cela sa vie d'ici n'est pas si différente de celle qu'il vécut à Arabahos. La vie en communauté, qu'il s'agisse d'une tribu millénaire ou de cette meute plus modeste, impliquait l'adaptation et des sacrifices - notamment la maitrise de ses pulsions les plus sauvages.
A la seule différence qu'ici tout le monde semble bien plus gentil et qu'il ne s'est encore jamais senti réprimandé d'un geste déplacé, là où l'indiscipline loin d'ici valait souvent la menace d'un croc ou d'un couteau.
Chez les Nakhus, les limites paraissent bien plus vastes à franchir et plus grand est le seuil de tolérance. C'est quelque chose qu'il apprécie, quelque chose qu'il creusera.

Mais pour le moment il est obligé d'apprendre à devenir l'un des leurs. Il lui faut savoir si ce chemin est le sien, lui avait dit Kerguelen - il ne lui a fallu ensuite que peu de temps pour transformer l'invitation en épreuve.
Rester Nakhu est désormais un objectif bien plus qu'une possibilité parmi d'autres.

Alors celui qui n'est pas un reïsh mais un référent est une pièce essentielle, tout comme le sont ces autres adultes qu'il croise - surtout ceux qui portent la lumière des Dieux, il a remarqué.
Il a aussi vu les capes et les broches. La Sans-oreilles lui a dit que chez eux la hiérarchie ne revêtit pas la même importance qu'ailleurs et qu'il s'agit davantage d'une famille, il a pourtant vu dès les premières heures qu'il y a quand même des distinctions entre chacun.
Certains individus sont plus importants que d'autres, ici aussi.

Grimalk attend Cheza pour un nouveau moment d'apprentissage des mœurs : et puisque c'est précisément à ce moment qu'il darde ses yeux dorés sur son grand corps blanc en approche, à l'instant où cette pensée est encore en suspens dans son esprit tumultueux, c'est la première chose qu'il trouve à demander aujourd'hui.

— Pourquoi tu ne portes pas de broche ni de cape ni de Glowstick ?

Toute marque de salutation est annihilée comme elle l'est le plus souvent - il ne parvient à s'en rappeler d'en faire une que face à ceux pour qui l'oubli de cette étape qu'il juge pourtant vaine lui serait répréhensible.

Cheza n'est pas de ceux-là : ça ne fait que quelques jours qu'il le côtoie, mais c'est un fait qu'il a déjà gravé en certitude.

Les yeux dorés suivent les mouvements de son corps qui vient s'asseoir et détaillent la façon dont les plumes se réarrangent pour se ranger le long de son corps imposant.
Il trouve toujours sur la masse de Cheza de quoi focaliser son regard et il y a trouvé une forme de soulagement pour mieux anticiper la lenteur des réponses qu'il formule dans sa voix traînante.

Son explication commence et les oreilles de Grimalk se tournent vers lui quand ses yeux s'attardent sur la superposition des plumes des ailes pour en noter le schéma d'un croquis mental.
Des quelques phrases qu'il déroule, l'adolescent retient surtout que Cheza ne sait pas encore. Il est pourtant adulte.
Ses iris se détachent un instant du détail des rémiges pour venir se poser dans les yeux jaunes d'Oracle-rëk sans qu'aucune expression ne se fasse visible. Mais derrière son regard s'articulent déjà développements et conclusions : il a beau être le fils du Kaal de cette meute, il ne se démarque pas parmi les siens autrement que par son physique.
Il admet sans mal qu'il ne lui ment pas et qu'il y a sûrement une réelle tolérance pour les sans rien, ceux qui n'ont ni cape, ni broche, ni glowstick parmi ce clan ; qu'ils ne sont pas parias comme lui put l'être en partie. Mais il associe néanmoins ce profil à la révélation qu'il vient d'obtenir : celui d'un manque de décision, d'un manque d'utilité précise, d'un manque d'envies.

Lui est toujours tiraillé d'injonctions en tous genres et déteste rester dans l'indécision.
Lui trouvera donc quelle broche, quelle cape et quel glowstick porter, décide-t-il d'un même élan - et se réaffirme encore sa décision d'obtenir dans ce clan une reconnaissance autre que celle de l'étranger de passage qui intrigue mais que l'on oublie.

Et de tout cela il ne dit rien quand il reprend la parole peu après que Cheza se soit tut.

— Il y a quoi comme rôles à choisir ? A part l'Oracle, la kazin, les guérisseurs et ceux qui n'en ont pas.

Les mots sont débités sans hésitation et son vocabulaire s'adapte au jour le jour à la nouvelle réalité qui l'entoure. Grimalk sait qu'il n'est pas censé retourner un jour à Arabahos et qu'il est improbable qu'il croise un jour quelqu'un de là-bas, il n'a donc aucune utilité à en conserver les mots dans son parler quand bien même ils demeurent dans son esprit et qu'il sait qu'il ne pourra pas les oublier. Jamais.
Il demeure néanmoins certains termes qu'il ne parvient à substituer par un équivalent et qu'il emprunte par habitude le temps d'en trouver d'autres.

Ses yeux noir et or s'échappent sur les détails d'une fissure sur un mur tandis que ses oreilles restent dressées en direction d'Oracle-rëk.
Il s'adapte mieux chaque jour à la lenteur de son élocution et à pris pour habitude de satisfaire la vitesse de son esprit en concentrant une partie de son attention sur autre chose le temps que la phrase soit formulée.
L'unique risque est d'y trouver quelque chose de bien plus captivant et de s'y absorber tout entier jusqu'à devenir sourd aux paroles.
C'est quelque chose qui lui est arrivé plus d'une fois par le passé.

Mais ce qu'il voit dans la roche ne suffit pas à voler sa concentration et il tourne à nouveau la tête vers Cheza.

— J'aime bien les deux.

La réponse est presque nonchalante et son regard repart immédiatement autre part le temps que son référent explique deux autres rôles d'importance, de ceux qui ne s'obtenaient pas sur simple volonté et se soumettaient à l'aval d'un supérieur.
Ils sont généralement ceux qui attirent le plus sa convoitise.
Après avoir achevé son entraînement de Hàrif, lorsqu'il n'aurait plus eu besoin de reïsh... Grimalk comptait gravir les échelons de Tsâal Midbar. En devenir le Kaâl était peut être un peu trop hors de portée pour qu'il ne l'envisage sérieusement, mais kazin... Il aurait pu réussir.
C'était avant de savoir qu'il n'y passerait pas plus de quelques mois de sa vie.

Chez les Nakhus... Il manque encore d'informations et d'observation pour développer des ambitions précises.
Il lui faut d'abord trancher entre Mage, ceux qui défendent, et Pélerin, ceux qui ambassadent. Chacun repose sur des piliers différents de ses compétences.
Être Mage se rapprocherait le plus des enseignements qu'il avait commencé à acquérir et du rôle initial auquel on l'avait destiné.
Pélerin lui permettrait de voguer sans limites à travers ces terres et de se confronter plus souvent à tout ce qui entoure leur territoire du Nord.

Grimalk relâche un soupir qui traduit son dilemme plus que de l'ennui.

Un début de solution n'est cependant pas compliqué à envisager : il trouvera des individus de chaque rang pour les suivre dans leurs tâches et expérimenter.
Ce n'est pas avec Cheza qu'il pourra accomplir cela, alors il se tourne vers une autre question.

— Ton père est l'Oracle. Tu ne vas pas le devenir après lui quand il sera mort ?

Ou trop vieux pour assurer le pouvoir.
Il sait qu'il n'est pas le seul Oracle-rëk : il y a plusieurs enfants qui ont ce titre, mais il lui semble que Cheza est des plus âgés.
Dans la plupart des cas, la succession s'assure au moins en partie par le sang.

Il doute pourtant que ce soit le cas pour cette meute.

La réponse qui confirme ses soupçons ne tarde pas trop à venir, agrémentée de quelques compléments d'information. Les Dieux, toujours les Dieux. L'importance qu'ils ont en ces terres ne cesse de jour en jour de s'imposer à lui, s'immiscant dans presque chaque facette du quotidien.

Ça ne fait que renforcer son désir de creuser le sujet et presser son envie de découvrir lequel était fait pour lui. Car c'est ainsi que cela se passe, non ? Son sang teinté de cette ancienne appartenance à ces terres réagira forcément à l'une des magies divines et comblera ce creux qui avait fait de lui un exilé et un errant. Ça lui paraît évident.
Quant à Cheza, sur lequel son regard est resté flottant... Il ne peut s'empêcher de se demander encore quels sont ses objectifs. S'il sait qu'il n'a aucun avenir dans les traces de son père Oracle - à moins d'être élu par un Dieu, mais Grimalk doute fortement qu'un Dieu choisisse un individu qui n'a lui-même pas choisi en qui et quoi placer sa foi - et s'il n'occupe toujours aucun rang au sein de la meute... Alors que fait-il ? À quoi pense-t-il en ouvrant les yeux le matin ? Quelle envie lui fait choisir un sentier à emprunter plutôt qu'un autre ?

Peut-être est-ce la voie de la liberté qu'il a choisi en ne se positionnant nul part. Grimalk trouve davantage que ça ressemble à du vide.

— Tu n'as donc pas de rang, pas de glowstick et pas d'avenir. Tu es resté Nakhus par choix ou parce que tu ne savais pas où trouver une autre place ?

Le jeune brun n'avait presque jamais gardé ses questions au fond de son esprit, même les plus incisives.

Ça lui avait toujours causé des problèmes.
Mais même si sa peau frémit de quelques mouvements et son poil semble prêt à se hérisser, son regard ne s'est pas détourné des yeux dorés de son référent et l'éclat qui y brille est un peu plus dur.

Presque défiant.