De ses rayons roses venus percer la canopée dense de la Moere pour ensuite trouver son corps étendu sur sa couche, le soleil avait réveillé Anita de la même manière que les jours précédents.
C'était une journée normale qui débutait, dans la continuité de sa routine dernièrement établie.
Celle qui l'amenait à être un peu plus absente du Castel pour des raisons évidentes, celle qui la conduisait à dormir ici désormais chaque nuit. Car à mesure qu'avaient défilé les semaines et qu'approchait le terme, la louve souhaitait se tenir prête. Entièrement dévouée à ce que ce moment se passe bien, à ce que l'arrivée de ses enfants en ce monde soit la plus douce possible, l'Alpha s'était temporairement effacée de l'activité trop dense de la meute et de tout ce qu'il pouvait y avoir d'anxiogène.
Car la vie et ses malheurs ne s'étaient pas gardés de suivre leur imprévisible cours, mais elle, pour une fois, pour un court moment, devait se concentrer avant tout sur sa propre personne.
Ici, au cœur de la Moere de son enfance et domaine de son Dieu, la Prêtresse ne connaissait que ce qu'il y avait de bon. Autour d'elle dansaient des souvenirs heureux, régnait une sérénité apaisante, se construisait encore son futur.

Et celui des vies en elle, bientôt prêtes à goûter par elles-mêmes au plaisir d'une tâche de soleil échouée sur un bout de pelage, à la tendresse d'une caresse, à la joie de moments partagés, aux sensations infinies que tout un monde avait à leur offrir.

Comme chaque matin après pareil réveil matinal - il était parfois difficile d'avoir des nuits complètes et apaisées quand quatre louveteaux impatients de tracer leur chemin s'agitaient en ses entrailles, Anita poussa sur ses pattes pour doucement se lever et se préparer à parcourir les marais d'un pas tranquille. Occasionnellement, la louve ramenait encore de quoi compléter sa couche ou accueillir ses petits - mais surtout, elle profitait de l'atmosphère paisible et riche qui l'entourait.

Elle fit un pas vers l'extérieur, en-dehors de l'antre fait de racines entremêlées, mais dut se courber sous la brusque douleur qui foudroya son ventre.
Un glapissement se bloqua dans sa gorge en même temps que fut coupé son souffle et elle en resta gueule ouverte, frappée par la réalisation.
Et son cœur se mit à battre beaucoup plus fort, et ses pensées s'affolèrent de mille émotions.
La première chose que fit la louve fut de se recoucher avec précaution, soufflant entre ses crocs, apprenant à maîtriser cette douleur nouvelle. Elle était seule, mais elle n'avait pas peur. Pour ce moment elle fut si bien accompagnée, préparée tout du long pour pouvoir l'affronter.
Le créneau de Dez n'était cependant que plus tard dans la journée. Mais là encore, la Prêtresse resta sereine.
Au fond de son cœur régnait une certitude si profonde qu'elle ne pouvait pas même en douter. C'était comme si elle pouvait le sentir et qu'il avait toujours été là, ce pouvoir de lui faire savoir qu'elle avait besoin de lui, maintenant. Peut-être était-ce le soutien inébranlable de Kiro qui transporterait son message, peut-être était-ce autre chose qu'elle n'avait pas besoin d'expliquer.

Mais quand en son esprit se formulèrent deux mots simples, Anita fut persuadée qu'ils trouveraient sans délai le père de ses enfants.

Ils arrivent.

Concentrée sur sa respiration, Anita patientait.
La douleur du travail qui s'était engagé se répercutait en elle comme les vagues d'un océan, mais elle prenait toutes les dispositions à rendre ce moment supportable. Dez lui avait tout expliqué ; chaque instant avait été abordé pour qu'elle puisse l'anticiper.
Et alors qu'elle attendait que vienne celui qui l'assisterait dans ce moment qui amènerait enfin au grand jour les quatre vies qu'elle chérissait déjà tant, c'était finalement sur l'extérieur et ce paysage apprécié que la louve dédiait son regard et toute une partie de son attention. Pour ne pas se concentrer sur les contractions, pour apaiser son corps et détendre ses muscles, pour se vider l'esprit et les accueillir dans les meilleures conditions.
Elle entendit son pas venir de loin.
Ses oreilles tressaillirent à l'écho familier de sa démarche qu'elle avait cent - non, plutôt mille - fois entendu traverser la Moere. Elle releva la tête qu'elle avait laissé reposer sur ses antérieurs pour mieux le voir arriver, silhouette grise et blanche marquée de rouge se détachant dans la lumière du matin.

Son sourire revint illuminer son visage pour saluer son arrivée, d'un museau qui se tendit également pour que se frôlent leurs vibrisses.
Maintenant qu'il était là, seule demeurait une anticipation teintée d'impatience. Le contact de ses coussinets sur sa peau tendue et sensible diffusa un frisson le long de son corps, elle sentit sa trajectoire chaude se mêler aux formes qui s'agitaient dans son ventre. A ses paroles, un hochement de tête et des yeux violet braqués sur lui, entièrement dédiés à écouter ses conseils.
Elle avait toujours eu pleine confiance en lui, et aujourd'hui ne ferait pas défaut. Au contraire, même : ils étaient là dans le champ de son expertise. En tant que panseur comme ami de toute une vie, elle s'en remettait entièrement à lui.

— N'hésite pas à me guider, alors. Je ne sais pas trop si je dois pousser pour suivre chaque contraction, ou me reposer pour n'en accompagner que certaines.

Car elles paraissaient nombreuses à venir l'assaillir, certaines plus puissantes que d'autres - et Anita avait encore du mal à différencier l'intensité de chacune pour savoir sur lesquelles dépenser de l'énergie.
Juste à ce moment, d'ailleurs, un nouvel élan de vive douleur vint crisper ses muscles et elle enfonça ses griffes dans la terre meuble.
Succédant aux quelques secondes de souffrance, un léger rire.

— Je ne sais pas si j'ai envie de leur dire de prendre tout leur temps ou si je veux les encourager à sortir au plus vite !

Dez avait annoncé plusieurs heures possibles de travail : elle y était prête, autant qu'elle l'était pour l'intégralité de cette expérience qui faisait d'elle une mère.
Pour autant, elle ne pouvait qu'espérer que passe au plus vite ce qui était loin d'être le plus agréable des moments.

La voix grave de son ami lui apporta réponses à ses questions et elle se focalisa dessus, hochant doucement la tête. C'était comme s'absorber dans le paysage, ou projeter ses pensées loin devant pour déjà s'imaginer l'arrivée de leurs enfants et ce que deviendrait son quotidien sur les prochains jours et semaines : ça lui permettait de mieux supporter la douleur, que le temps puisse défiler un peu plus vite. De la même manière, écouter les instructions de Dez et s'appliquer à les suivre lui donnait un objectif et l'aidait à oublier qu'elle en aurait peut-être pour un long moment.
De sa part, elle eut aussi de quoi apaiser un peu l'inconfort des contractions : elle comprenait bien-sûr en quoi il ne fallait pas les supprimer totalement, mais prit avec reconnaissance le mélange de plantes qui lui permettrait - là encore - de mieux les vivre.
Les pattes expertes du panseur revinrent sur elle, s'appliquèrent à faciliter ce moment par tout ce qui était en son pouvoir. Et à chaque minute qui passait, la confiance d'Anita sur la suite ne faisait que grandir : comment craindre des difficultés, quand chaque note de cette partition semblait si bien maîtrisée ?

Alors pour les heures qui suivirent, la louve se contenta d'accomplir l'évidence : suivre ses conseils, et... Laisser faire la nature et son instinct, aussi.
Dez avait eu raison : elle sut finalement identifier quelles contractions amenaient son corps à prolonger un effort, quand d'autres n'étaient que des intermédiaires peu agréables.
Et petit à petit, les vies qu'elle avait gardé en sécurité plusieurs mois dans son ventre finirent par rencontrer la lumière du jour.

Leur première née fut une fille.
Anita l'accueillit avec un amour débordant dès que ses yeux se posèrent sur le petit corps brun aux ailes encore collées. Déposée contre son flanc, elle découvrit l'étrange sensation d'avoir l'un de ses enfants à l'extérieur, la chaleur de sa peau humide contre la sienne, son existence plus concrète encore qu'avant, pendant que les autres étaient encore à l'intérieur.
Son arrivée ne la motiva que davantage à tenir bon pour les autres, et Anita reprit le travail sans faiblir.

Leur second était un fils, pas beaucoup plus gros.
On devinait sur ce corps encore recroquevillé quelques touffes qui annonçaient un poil un peu plus présent que chez son aînée, et des couleurs crème et grises plus proches de son père. Pour lui aussi, la mère ressentit la puissance de sentiments qu'elle n'avait jusqu'alors jamais développé.

Leur troisième était de nouveau une femelle, un peu plus longue à sortir que les deux précédents.
Ah ! Il s'agissait très certainement du fameux gros bébé que Dez lui avait annoncé, en tâtant son ventre lors de sa grossesse pour enfin annoncer un nombre. Il avait senti que l'un serait plus massif que ses adelphes, et voilà que c'était sa deuxième petite fille qui remportait la médaille. A son tour elle rejoignit son flanc aux côtés des deux petits êtres déjà présents, un museau venant à sa rencontre pour passer avec douceur le long de son corps et en découvrir les plumes et les écailles, puis dans un souffle déjà murmurer des mots d'amour.

Enfin... Leur quatrième, dans une alternance amusante qui se confirma, était un autre fils.
Plus petit que les trois autres, peut-être - surtout en comparaison avec celle qui se fraya un chemin juste avant. Lisse comme un reptile, à l'exception de quelques petites plumes qui s'annonçaient à l'arrière de son crâne ; délavé mais marqué de motifs qui rappelaient l'endroit qui seraient sa maison. Le dernier arrivé se trouva rassemblé avec ses deux sœurs et son frère : à nouveau réunis, mais cette fois-ci de l'autre côté de l'enveloppe protectrice qui jusqu'ici les avait portés.

Son arrivée à lui sonna enfin le terme de l'accouchement, à mesure que les contractions refluèrent pour ne laisser place qu'à une immense fatigue.
Émue, exténuée, mais surtout fascinée et tellement emplie d'affection qu'elle pensait imploser, Anita ne pouvait ni diminuer l'immense sourire qui rayonnait sur son visage transpirant ni lever les yeux de ses merveilles, ses trésors, ses joyaux - comme les appelait MamAnette.
Ils étaient... Parfaits. Ils ne pouvaient que l'être, de toute manière.

Après quelques minutes à parcourir de sa truffe leurs quatre corps pelotonnés, détaillant chaque millimètre de ses enfants comme pour déjà apprendre par cœur tout ce qui faisait leur existence, la Prêtresse finit par trouver la force de prononcer quelques mots.

— Je crois que les noms sont une évidence, non ?

Le ton était doux, empli de chaleur.
Du bout du nez, elle désigna d'abord l'aînée.

— Bonjour Valériane, ma petite libellule.

Pour ces petites marques verte sur un corps dont le brun un peu rougeâtre rappelait la couleur de la terre, pour ces minuscules mèches en bataille et ces trous aux ailes et aux oreilles comme en arboraient certaines feuilles des plantes de la Moere... Il avait paru à Anita évident que sa plus grande fille incarnerait le nom le plus végétal.

— Ce petit lézard pourrait bien être Basilic, mh ?

Il fut sans doute la deuxième des évidences : lui dont elle devinait de petits crochets sous des pattes souples, lui qui était dépourvu de tout poil et sur lequel se dessinaient des feuilles était la plus parfaite association entre la plante et le reptile.

— Et cette grande fille me semble tout à fait apte de porter le puissant nom de Naga, non ?

Avec sa carrure qui s'annonçait massive comme l'une de ses grands-mères et sa tante Alexandrine, ainsi que les plumes et les écailles qui se dessinaient déjà tout le long de son corps, sa seconde fille serait sans nul doute solide. Elle portait beaucoup d'attributs de Quetzalcoatl, et pourrait elle aussi être serpent mythique, telle que l'origine que son père mentionna pour le nom.
Et puis, restait...

— ... Et voilà Mylo, quelque chose me dit que ce sera un petit ouragan.

Un visage sombre, un début de chevelure rouge profond, des lignes le long du dos qui lui évoquaient des éclairs. Il était, de tous, le moins hybridé. Le plus normal, au final. Il n'en aurait pas moins d'amour de sa part pour autant : Anita n'avait que faire, de leurs apparences et de leurs particularités, quand il s'agissait de les aimer. Chacun d'entre eux était unique - chacun d'entre eux était ses enfants.
Leurs enfants.

Vers Dez, son ami, leur père, elle releva des yeux pétillants et un sourire curieux dans une question silencieuse.

Etait-il d'accord avec cette attribution de leurs noms, ou avait-il un ressenti différent ?

En posant ses yeux sur Dez, elle surprit son regard rubis déjà occupé à parcourir leurs enfants, absorbé par chacun d'entre eux.
Le moment s'étira sur plusieurs secondes, durant lesquelles le plus ému et sincère des sourires resta vissé sur le visage d'Anita, avant que le loup gris ne hoche simplement la tête sans rien dire.
Elle souffla un rire ; s'abreuva encore de bonheur à le voir lui aussi découvrir ces quatre minuscules vies avec... De l'émerveillement ? Peut-être. La Prêtresse n'aurait su dire ce qui animait le cœur et l'esprit de son ami en cet instant, lui qui avait toujours été différent tant dans le ressenti que dans l'expression de ses émotions : tout ce qu'elle était capable d'affirmer, c'était que quelque chose de fort était lui aussi en train de le traverser, à ainsi contempler les enfants qui leur succèderaient.
Ceux qui portaient cet héritage dont ils avaient parlé ; qui scellaient leur lien, qu'elle avait tant attendu et qui, elle l'espérait du plus profond de son cœur, vivraient pour de très nombreuses années.
Comme eux.
Ses oreilles se dressèrent à la voix grave qui s'éleva, et ce fut cette fois à son tour d'acquiescer à ses paroles.

— Oui. Beaucoup.

D'habitude si prompte à trouver les mots, même elle s'en trouvait dépourvue - et avait la gorge tant serrée par l'émotion qu'elle aurait bien eu du mal à élaborer.
Qu'y avait-il de plus à dire pour le moment, de toute manière ?
Le moment se suffisait à lui-même, déjà complet, plus encore quand le père de ses enfants gagna le sol à leurs côtés pour prendre la place qui était sienne.

Eux deux, parenthèses protectrices autour de leur centre, leur noyau, leur nouveau point de gravité.

Cillant doucement des yeux, Anita profita de la sérénité prolongée de ce moment, refusant de tout à fait laisser la fatigue l'emporter maintenant. Il y avait de toute façon quelqu'un qui se devait de rencontrer ses enfants.
Il fut le premier auprès de qui ils décidèrent de confier la réalité de leur existence, après leur conception.
Il serait le premier des extérieurs à les découvrir, également.

Pour cela, la Prêtresse n'avait nullement besoin de briser le calme en élevant la voix.

Penser à Kiro et lui adresser mentalement le souhait de sa présence, tout en transmettant mentalement tout le bonheur qu'elle ressentait, serait bien suffisant.