S'en allant et s'en retournant | Sushi

Il pleuvait. Une pluie et fine et presque invisible dans la fin grisâtre de cette nuit d'automne. Le soleil ne montrerait sans doute pas le bout du museau dans les heures à venir, et tout le ciel était barré de nuages épais. Sur le chemin du retour, Elvazio n'avait pas vu la moindre étoile, et s'était guidé uniquement en se rappelant de la voie empruntée à l'aller, jusqu'à voir se dessiner les silhouettes familières des Dents du Roc, signe qu'il approchait de la frontière. Il s'était volontairement éclipsé seul. S'il était un loup qui accueillait volontiers la compagnie des autres et l'appréciait, ce jour-là il n'avait pas eu envie que quelqu'un l'accompagne. Pas envie qu'on lui demande pourquoi il s'en revenait alors que les autres jeunes de son âge organisaient l'expédition pour ramener Solelio, ou des groupes pour explorer les terres nouvelle découvertes. Il savait que c'était inévitable, et que cela arriverait probablement dès qu'il croiserait l'un des siens. Mais il avait profité de quelques heures seul avec lui-même, dans le silence de la nuit, douce jusqu'à l'arrivée de la pluie. Il n'était pas spécialement frileux, aussi n'y prêta-t-il pas garde, alors que ses pas s'aventuraient sur le sol tantôt rocheux, tantôt recouvert d'épines des grands pins du territoire Etelkru.

Il avait prévenu, là-bas, au camp près de chez les Nakhus, qu'il s'en allait, afin qu'on ne s'inquiète pas pour lui. Mais c'était tout, il n'avait pas donné beaucoup plus d'explications. Et il avait longuement réfléchi, retrouvé un semblant de calme, durant le trajet aux foulées régulières qu'il avait menées. Paradoxalement, s'il n'était pas très doué pour l'art du combat en lui-même, il était né avec un corps très solide et endurant, lui permettant de parcourir de longues distances sans être essoufflé ou ressentir de courbatures le lendemain. Il avait donc laissé ses pattes le guider pour se plonger dans ses pensées. Au bout d'un moment, les paroles et le regard d'Anita avaient fini par cesser de tourner en boucle dans son esprit. Il s'était efforcé de prendre du recul, autant que faire se pouvait, même si la déchirure dans son coeur était revenue.

Il passa au grand trot en pénétrant sur le territoire qui lui était si familier, la tête basse et les oreilles en arrière. Puis il ralentit encore le pas, hésitant. Il ne savait pas s'il avait envie de rentrer au Castel maintenant. Personne ne l'y attendait - personne ne l'attendait nulle par de toute manière - et il éprouvait l'envie d'aller rendre visite à Dairo. D'aller se perdre dans les couleurs et les teintes qui habitaient son temple, d'aller contempler sa lumière rassurante, de se pelotonner comme un louveteau ou bien de s'asseoir comme un adulte, devant sa majestueuse statue. Alors qu'il s'immobilisait, une odeur familière fit frémir sa truffe, et il tourna nerveusement la tête avec un serrement à la gorge.
Visiblement, passer sans rencontrer d'autre Etelkru était à oublier.

Il reconnut la silhouette émeraude de Sushi lorsque ce dernier s'approcha, passant le rideau grisâtre qui recouvrait les alentours pour s'approcher de lui. D'aucuns auraient profité de ces quelques instants pour peindre sur leur visage une expression plus neutre, redonner à leur corps un langage corporel qui ne trahissait pas leurs pensées. Mais Elvazio ne savait pas faire ça, alors il se contenta de cesser d'avancer, jusqu'à ce que la distance entre eux soit suffisamment réduite pour que la voix de son camarade porte à ses oreilles. Le loup chocolat eut un élan de sympathie envers ce dernier lorsqu'il lui demanda si quelque-chose était arrivé avec une tournure bien particulière. Est-ce que tout s'était passé comme il le souhaitait. Lui. On ne le mettait jamais au centre, Elvazio. Il était là, on le connaissait, mais on ne le connaissait pas pour ses actions, simplement pour le fait qu'il figure à côté d'autres loups plus connus. Le regard violet revint soudain devant ses yeux, et sa gorge se serra. Il mit un instant avant de répondre :

"Je... Je ne sais." Il déglutit, et fit de son mieux pour tenir un discours cohérent. "Il y a eu une bataille... Et nous avons gagné. Les dieux et les guérisseurs ont soignés les plus gravement blessés... Mais le monstre a été tué."

C'était un peu flou, mais en soi ça résumait les grandes lignes de ce qui s'était passé. Sans faire aucune mention de ce qui l'avait lui mis dans cet état, de la blessure qui saignait au plus profond de son être, de cette impression terrible de n'être qu'une déception pour tous ceux qu'il croisait. Il baissa légèrement la tête et laissa échapper un soupir, et s'efforça d'ajouter pour ne pas paraître complètement impoli :

"Je pensais... me rendre au temple de Dairo. Est-ce que tu veux... m'accompagner ?"

Le geste de Sushi, qui vint poser son front contre le sien, le surprit et le toucha. Décidément, ce loup n'était pas comme tous ceux qu'il avait l'habitude de côtoyer chez les Etelkrus, et son côté attentionné ne pouvait que réconforter le coeur sensible du chocolat. Un léger sourire se dessina sur les babines d'Elvazio, triste et reconnaissait à la fois. Il semblait que le loup vert fut exactement la personne dont il avait besoin en cet instant précis, après le fiasco qu'avait été sa conversation avec Anita.

"Merci." Souffla-t-il, sans savoir quoi dire de plus pour le remercier.

Il se mirent donc en route pour le temple, tout d'abord en silence, puis au bout de quelques pas le fils d'Athelstan lança :

"Tout... Tout va bien ici ? Les monstres ne sont pas venus.. jusque sur nos terres ?"

C'était à moitié par réelle curiosité, et à moitié pour trouver un sujet de conversation qui occuperait ses pensées. Les mots de la louve chauve-souris tournaient en boucle dans son esprit, déformés, surinterprétant chacune des phrases qu'elle avait prononcées pour en hercher un sens plus méchant. Comme des dizaines de coups de griffes qui venaient blesser son coeur à chaque minute. Il était inutile, comparé à ces autres enfants. Les enfants d'alphas, qui avaient des ailes, qui avaient des pouvoirs fantastiques. Ils les ralentirait en allant avec eux. A cause de lui, ils pourraient échouer et condamner Solelio. La salive était amère dans sa bouche, sans qu'il ne sache exactement pourquoi. Alors il cherchait une porte de sortie, quelque-chose d'autre à quoi penser, n'importe quoi qui le sorte de cette danse infernale qui avait lieu sous son crâne.

Le loup chocolat s'arrêta en même temps que son camarade, et se détendit légèrement à l'idée que les terribles menaces du Nord n'étaient pas venues jusqu'à leur maison. Le souvenir de la bataille contre le Mosasaure était encore bien présent dans son esprit, même s'il commençait à avoir du mal à croire que ç'avait bien été lui, là-bas, qui s'était jeté sur la bête pour venir en aide à Anita. Il avait été pris d'une transe qu'il avait du mal à expliquer - d'autant qu'à cette vision qui aurait pu être un bon souvenir venait s'apposer celui du corps de la jolie louve, un instant plus tard, projeté dans les airs et effroyablement blessé. Elle avait sans doute raison, qu'aurait-il pu faire avec eux, puisque même lorsqu'il se sentait guerrier il ne parvenait pas à protéger les siens ? C'était son père le combattant noble qui protégeait sa famille, et sa mère la guerrière féroce t hargneuse dont on redoutait les griffes. Solelio avait récupéré des deux, tandis que lui... Il n'avait rien. Il ne servait à rien.

Sentant sa gorge se serrer à nouveau, il s'efforça de se concentrer sur les mots de Sushi. L'énumération des choses qui allaient bien, des tâches quotidiennes, finit par chasser à nouveau les démons au fond de son esprit. Oh, pas pour très longtemps, mais un instant seulement en bonne compagnie à parler de choses et d'autre... c'était déjà énorme, c'était déjà si précieux. Lorsque ce fut son tour de parler, ils avaient repris leur marche en direction du sud. La queue balayant l'air derrière lui, le loup chocolat chercha ses mots pour raconter ce qui s'était passé. Et le sol défila sous leurs pattes tandis qu'il racontait à son camarade le monstre géant, le combat, les Etelkrus et les Nakhus ensemble, tous leurs chefs alliés. C'était une vision à la fois belle et terrible. le sang sur la glace. Les blessures de chacun.
Mais tout le monde s'en était sorti, le monstre avait été vaincu. Il parla aussi, avec un détachement étrange, de la mission pour retrouver Solelio qu'allaient mener les autres de leur âge. Ceux qui étaient dans la lumière.

Lorsqu'ils atteignirent le temple de Dairo, la conversation avait dérivé sur plusieurs sujets, et Elvazio apprécia plus encore la compagnie de Sushi. Peut-être tombait-il simplement au bon moment, mais quelque-chose lui disait que c'était peut-être là le début d'une belle amitié. Mais ça, seul le temps le leur dirait.

[Fin !]